Par Mohamed Ali Ben Sghaïer
S’il y a un danger qui guette la Tunisie, c’est bien celui de l’obscurantisme et du fanatisme religieux. Les événements sanglants qu’a connus la Tunisie au cours de la semaine dernière, après des affrontements sans merci entre forces de l’ordre et partisans d’Ansar Acharia à la Cité Ettadhamen, montrent que notre pays est entré dans l’œil du cyclone d’une grave crise sécuritaire.
L’escalade dangereuse menée par des salafistes, interdits d’organiser leur congrès annuel à Kairouan, coïncidant avec le “succès” du deuxième round du dialogue national organisé par l’UGTT, viennent confirmer la phase de dissension dans laquelle le pays est entré. La conférence du dialogue, organisée le 16 mai, qui a réussi à réunir la majorité des protagonistes de la scène politique — toutes familles politiques confondues — semble ne pas trop plaire aux salafistes qui se sont sentis délibérément écartés de l’initiative.
Bien qu’ils ne cessent d’exprimer leur rejet des lois et de l’État et leur désintérêt de la “vie politique”, les salafistes, qui se présentent en tant que force populaire considérable — puisqu’ils prétendent avoir des dizaines de milliers de partisans actifs — ont mal digéré cet acte “d’exclusion” et considèrent, malgré tout, qu’ils sont concernés par l’avenir du pays, donc incontournables, mais à leur manière!
Force est de constater par ailleurs que le problème avec ce courant salafiste d’obédience djihadiste, est de refuser de reconnaître l’autorité de l’État. Il ne s’agit pas de hors-la loi, mais plutôt de “hors l’État”, et c’est toujours plus grave, car ces groupes refusent toute instauration de “lois positives” qui “s’opposent”, selon leur idéologie, à la volonté du Dieu. Pour eux, un État qui n’applique pas la charia doit être combattu. Ses gouvernants sont considérés comme impies, contre lesquels il faut mener le djihad. Et c’est la première étape, puisqu’après ils vont mener la guerre contre les institutions et les établissements pour arriver, enfin, à déclarer la guerre contre le peuple lui-même, “complice” d’un État des impies. Il en fut ainsi d’ailleurs du scénario algérien des années 90.
Il ne s’agit pas seulement d’un conflit d’idées et de convictions, mais aussi d’un dysfonctionnement au niveau de la réflexion chez ces groupuscules salafistes qui croient détenir la Vérité. En fait, ils sont loin de respecter les moindres règles de la dialectique, car leur technique et méthodologie de raisonnement sont très rigides. La structure thèse-antithèse et synthèse leur est étrangère puisqu’ils se croient investis d’une autorité qui provient du Ciel.
Ce qui les a aidés à gagner davantage du terrain et avoir du soutien de quelques sympathisants, c’est la politique permissive et laxiste adoptée par les gouvernements «légitimes» qui ont toujours évité la confrontation à des fins purement politiciennes et électorales.
Aujourd’hui la donne a changé. Les hauts responsables d’Ennahdha, en l’occurrence Rached Ghannouchi, Ali Laarayedh, Noureddine Bhiri et notamment Abdelfattah Mourou, qui déclare depuis l’étranger qu’il craint pour sa vie en Tunisie, sont aujourd’hui unanimes pour insister sur le caractère dangereux de cette formation. Qualifiés de “hors-la loi” et “ennemis de l’État”, voire de “terroristes”, les affidés d’Abou Iyadh, qui vénèrent clairement Oussama Ben Laden, sont rejetés et ne sont plus considerés d’une grande utilité Estimés comme réserve électorale et bras armé durant les élections du 23 octobre 2011, — tout comme d’ailleurs les Ligues de protection de la Révolution aujourd’hui — ces groupes, qui ne reconnaissent ni État ni institutions, sont devenus un danger réel pour les islamistes qui souhaitent pérenniser leur pouvoir et être un fardeau dont il faut se débarrasser. Pis encore, le degré d’organisation au sein d’Ansar Acharia ainsi que l’engagement de ses partisans ont alimenté l’inquiétude chez les nahdhaouis quant à la capacité de ce groupe “parallèle” à rassembler et “polariser” un bon nombre d’adeptes et à constituer un terreau favorable pour le développement de leur idéologie. Dés lors, Ansar Acharia, dans sa version actuelle, n’est plus un allié stratégique pour Ennahdha, mais représente un risque réel et un concurrent qui menace même l’unité du parti. Preuve en est, les derniers évènements de la Cité Ettadhamen ont provoqué un tollé chez les partisans d’Ennahdha qui ont dénoncé “un abus de pouvoir” et ont même accusé leurs dirigeants de “contrer l’Islam” pour satisfaire l’opposition. Faut-il rappeler aussi, que certains leaders du mouvement islamiste au pouvoir, tels que Sadok Chourou, Habib Ellouze et autres… ne cachent pas leur lien étroit avec Ansar Acharia ?
Cela dit, le parti Ennahdha, semble-t-il, a finalement compris qu’il était temps de concevoir une nouvelle stratégie, et par conséquent de changer son fusil d’épaule et ses décideurs sont d’autant plus conscients que la société tunisienne, a, durant plusieurs décennies, fait sa mue. La modernité, l’ouverture sur l’Autre et l’adoption des valeurs universelles comme la tolérance et le respect des Droits de l’Homme sont des acquis immuables.
Composer encore avec des groupes “sans avenir”, risque de mener Ennahdha vers l’inconnu et vers une forme de “suicide” politique. Dans un extrait d’Aurore, le philosophe allemand Friedrich Nietzsche écrit : «Le serpent qui ne change pas de peau, meurt. Il en va de même des esprits que l’on empêche de changer d’opinion.»
S’agit-il donc d’un vrai changement d’opinion au sein d’Ennahdha, ou est-ce tout simplement une nouvelle manœuvre politique ?