Il n’y a pas un jour où l’on n’entend pas des esprits forts nous expliquer que le mal de la Tunisie provient de son modèle de développement économique et que faute d’en inventer un nouveau, il est illusoire d’envisager la moindre sortie de crise. Cette croyance est tellement diffuse que même le gouvernement, dont on attend de l’action plus qu’une réflexion, a promis de révéler prochainement les grandes lignes de son modèle de développement. J’attends avec anxiété cette prodigieuse construction mentale, cette redécouverte du Graal qui, à ne pas en douter, rangera au tiroir des vieilleries, les modèles keynésiens ou ultra libéraux et offrira à la Tunisie la panacée universelle à tous ses problèmes. Quand aurons-nous le courage d’admettre que nos difficultés tiennent davantage à la faiblesse de l’Etat tunisien qu’à l’obsolescence de son modèle de développement ? A quoi bon accoucher d’un modèle équilibré et performant s’il n’y a pas un Etat capable de l’appliquer ? L’urgence, la mère des batailles est de restaurer l’effectivité de l’Etat et non pas de modifier les règles de fonctionnement auxquelles les agents économiques obéissent. En effet, à tous les niveaux, l’Etat, détenteur de pouvoirs exorbitants et qui engloutit dans son fonctionnement une grande partie de la richesse nationale, peine à se faire respecter par ses agents et par ses administrés ; plus grave, il renvoie une image de nonchalance et de mauvaise gestion qui contamine même le secteur privé. Les exemples de cette incapacité fourmillent : explosion du marché parallèle, absentéisme et productivité nulle des fonctionnaires, non respect de la notion de hiérarchie au sein de l’Administration, délabrement des services publics, propagation de la corruption à toutes les échelles bref, un Etat-pétaudière qui ruine toute possibilité d’un redressement national. Il y a des manifestations anecdotiques mais néanmoins significatives de l’abaissement généralisé de l’autorité de l’Etat comme par exemple l’impunité de cette nouvelle catégorie de taxis collectifs qui sèment la terreur à l’intérieur des agglomérations ou encore ces chauffeurs de taxis qui, au mépris des lois, urinent tranquillement en public sur les abords des routes nationales. Dernièrement, un phénomène nouveau a attiré mon attention : des dizaines d’individus garent leurs véhicules dans des endroits, pourvus d’un joli panorama tel que Gammarth ou Carthage et vident leurs bouteilles de bière en public en toute quiétude. Ce spectacle laid visible par tous, familles comprises, reste curieusement inaperçu pour les forces de l’ordre. Quand un Etat, employant des casino online dizaines de milliers d’agents de l’ordre, n’est même pas capable de sévir contre des attentats publics à la pudeur et contre la consommation d’alcool sur la voie publique, à quoi bon nous rebattre les oreilles de prétendus nouveaux modèles de développement. Quand un Etat se couche devant les syndicats et accepte d’accorder des augmentations de salaires au dessus de nos moyens budgétaires, quand le même Etat laisse quelques centaines de voyous bloquer l’activité d’un secteur aussi vital que celui des phosphates, se bercer de l’illusion que notre avenir tient à la mise en place d’un autre modèle de développement est le comble de la naïveté.
Parmi tous les droits que reconnaît la Constitution aux Tunisiens, il en est un qui n’y figure pas explicitement mais dont le besoin est devenu pressant : le droit à un Etat viable. Ce droit élémentaire de chaque citoyen qui accepte de céder une partie de sa liberté et de son pouvoir d’achat à l’Etat n’est pas actuellement garanti de manière satisfaisante. La faiblesse de l’Etat, la démobilisation de ses agents, l’entropie qui y prévaut, la baisse vertigineuse de son autorité en un mot, son inefficacité constituent autant de violations de nos droits de citoyens et plus précisément de notre droit à un Etat viable. Cette dégradation de l’Etat est du pain béni pour la contrebande et le terrorisme qui, ce n’est pas un hasard, se répandent dans notre pays. Il est inutile, dans ces conditions, de se gargariser avec la notion « d’Etat de droit » à savoir de la puissance publique qui se soumet au droit si l’Etat est impuissant et inefficace. On peut penser qu’il est, également, superflu que le gouvernement actuel s’épuise à concevoir un modèle de développement s’il n’est même pas capable d’empêcher le pays de se transformer en vespasienne géante et en taverne à ciel ouvert.