Par Peter Cross (de Londres pour Réalités)
Autant leurs confrères français ont été prompts à déclarer la Tunisie terre de djihad dès les premiers coups de feu dans le Djebel Chaambi, les journalistes anglo-saxons ont tardé à s’intéresser au tournant de plus en plus violent de la mouvance salafiste tunisienne. Même après les heurts provoqués par Ansar Acharia à Kairouan et à la cité Ettadhamen, les médias anglophones ont pour la plupart laissé le soin de commenter l’évolution de la situation politique en Tunisie soit à des blogueurs spécialistes en géopolitique, soit à des analystes professionnels de risque politique et sécuritaire. Le niveau de leurs analyses est, disons, variable …
Seulement les plus consciencieux réussissent à éviter le catastrophisme. Parmi eux, l’universitaire américain Juan Cole, tient depuis des années un excellent blog, le bien nommé Informed Comment, dans lequel il essaie de situer les derniers événements en Tunisie dans un contexte plus large :
Les révolutions arabes de 2011, comme toutes les révolutions, ont libéré des énergies aussi bien positives que négatives. La Révolution française de 1789 nous a donné la Déclaration des Droits de l’Homme, mais aussi la sanglante révolte royaliste des paysans de la Vendée, qui a fait 40.000 morts.
[…]
A côté d’une grande majorité d’organisations et de partis favorables à un régime parlementaire, les révolutions arabes ont aussi permis à de petits partis extrémistes, collectivement connus sous le nom d’Ansar Acharia, de verser dans le terrorisme d’une manière que les anciens régimes autoritaires n’auraient pas permise .
[…]
En Tunisie, le gouvernement d’Ennahdha a rechigné à sévir contre les groupes se réclamant de l’Islam, même les plus radicaux, de peur d’aliéner une partie de sa propre base. Mais après l’assassinat en février du leader de gauche Chokri Belaïd, probablement par un sympathisant d’Ansar Acharia, le nouveau Premier ministre Ali Lareyedh, semble juger nécessaire de prendre enfin position. Car l’assassinat de Belaïd a provoqué une manifestation gigantesque à Tunis, et la vue de ces centaines de milliers de manifestants a secoué le gouvernement Ennahdha, qui sait qu’il devra se représenter aux élections dans les huit prochains mois.
Le Wall Street Journal, lui aussi, parvient à conserver un certain sens de la mesure :
Il semble qu’un des effets de la rhétorique combative d’Ansar Acharia a été de créer un large rassemblement contre l’organisation extrémiste. Lors d’une récente conférence nationale à laquelle participaient les syndicats, la société civile et les partis politiques, tous ont dénoncé Ansar Acharia. Les gens ont également été effrayés par la présence de militants d’Al-Qaïda agissant dans les montagnes le long de la frontière algérienne.
L’attitude de plus en plus agressive d’Ansar Acharia a provoqué une réaction hostile dans l’opinion publique et a contribué à isoler l’organisation.
Alors que l’Armée tunisienne pourchasse des militants d’Al Qaïda dans le Djebel Chaambi, ces courants radicaux se sentent menacés à la fois par les opérations militaires et par l’approche des élections, ce qui les incitent à essayer de s’imposer davantage sur la scène sociale.
Pour sa part, The National (Abu Dhabi), ouvre ses colonnes à Anne Wolf, chercheuse et analyste en risque politique qui vit à Tunis – et pour qui les syndicats, la société civile et les partis démocratiques ne semblent pas vraiment rentrer dans l’équation :
Depuis l’assassinat de Chokri Belaid, la couverture médiatique internationale de la Tunisie a mis l’accent surtout sur la polarisation entre les forces islamistes et laïques.
[…]
Mais ce n’est pas vraiment la lutte entre laïcs et islamistes qu’il faut surveiller si l’on veut comprendre quel chemin la Révolution tunisienne est susceptible de prendre, mais plutôt une autre division, de plus en plus visible au cours des derniers mois : les tensions croissantes entre Ennahdha et les salafistes ultra-conservateurs. Cela est particulièrement évident dans la concurrence que les deux courants se livrent pour l’allégeance de la jeunesse islamiste.
[…]
Le recrutement de jeunes Tunisiens est devenu un élément central de la stratégie des salafistes. Au désespoir d’Ennahdha, la jeunesse islamiste semble être particulièrement réceptive au message simple des ultra-conservateurs. Les salafistes affirment pouvoir trouver dans l’Islam des solutions à tous les défis pressants, politiques et socio-économiques, auxquels font face les jeunes Tunisiens aujourd’hui.
Leurs méthodes de recrutement sont devenues plus sophistiquées. Au début, ils ont surtout favorisé la prédication et les manifestations […].
Mais ils s’orientent de plus en plus vers des services de protection sociale, afin de gagner le soutien du public et de gagner de nouvelles recrues […], une stratégie payante dans un pays où tant de gens ont encore du mal à joindre les deux bouts.
[…]
Qu’Ennahdha le veuille ou non, les salafistes sont devenus une partie intégrante du paysage tunisien, et proposent une interprétation rivale et parfois violente de l’Islam.
[…] Ennahdha cherche à attirer les jeunes principalement à travers des conférences et autres activités sur des thèmes islamiques, et par le biais d’activités sportives et des voyages en groupe etc. Mais en tant que parti au pouvoir, Ennahdha est pénalisé, car il porte la responsabilité de la récession économique et la stagnation politique. […]
Il existe un décalage entre les dirigeants d’Ennahdha et sa jeunesse, plus radicale, et certains jeunes ont déjà quitté le parti. Ce mouvement a été accéléré après le refus du parti d’imposer que la nouvelle constitution fasse référence à la charia.
Jusqu’à présent, Ennahdha a perdu seulement une minorité de ses jeunes militants au profit des salafistes. Mais l’intégration des jeunes dans le mouvement risque de devenir de plus en plus difficile car le parti au pouvoir doit prendre encore d’autres décisions politiques et économiques impopulaires.
Cela est d’autant plus important compte tenu de la prochaine constitution, dont la rédaction est entrée dans sa phase finale. Ce document contient de nombreuses clauses sur les droits des femmes, par exemple, que les extrémistes considèrent anti-islamiques.
Dans Foreign Policy, l’analyste politique et sécuritaire Andrew Lebovich estime que les mesures prises par le gouvernement contre Ansar Acharia, dont notamment la suppression de la réunion Kairouan :
pourraient pousser Ansar Acharia et ses compagnons de route vers une confrontation ouverte avec l’Etat. Des mesures de répression comme par exemple criminaliser les prêches radicales sont peut être une étape nécessaire, mais elle, pourraient aussi radicaliser davantage ces dirigeants salafistes et leurs disciples. Ce serait problématique pour Ennahdha, qui a longtemps cherché un fragile équilibre avec les dirigeants les plus extrémistes. Pour les jeunes radicaux comme pour les dirigeants, cette action agressive de la part d’un gouvernement dirigé par Ennahdha contribuera sans doute à brouiller davantage la distinction entre terre de djihad et terre de Dawa, et sera considérée comme un exemple supplémentaire de l’hypocrisie Ennahdha […].
Ecrivant pour Arabian Business, Charlotte Le Masson de la société de conseil américain Strategic Analysis Inc. Semble, elle aussi, convaincue qu’il ne faut surtout pas contrarier les salafistes-djihadistes, de peur qu’ils ne commettent un malheur :
Le gouvernement essaie de lutter contre l’extrémisme religieux en lançant une série d’activités contre-djihadistes à travers le pays. Des opérations ont été lancées en particulier dans les régions pauvres de l’ouest et du sud de la Tunisie, où des groupes extrémistes comme Ansar Acharia et d’autres groupes salafistes gagnent du terrain parmi la population. Ces mesures prises par le gouvernement ont été perçues par Ansar Acharia comme anti-salafiste djihadiste. Cela pourrait provoquer une nouvelle escalade dans la confrontation violente. […]
Ces mesures prises par le gouvernement ne vont pas seulement créer davantage d’instabilité politique, mais peuvent aussi encourager d’autres actions violentes à l’image de la récente incendie criminelle à Hergla. Cette menace affecte non seulement la sécurité du pays, mais aussi le secteur du tourisme, puisque cette instabilité générale va dissuader les touristes, ce qui aura un impact direct sur l’économie nationale. Avec comme conséquences probables davantage de troubles sociaux et encore plus d’instabilité.
Le magazine néo-conservateur américain The National Interest donne la parole à une consœur israélienne de Mme Le Masson – Roshanna Lawrence, analyste pour l’Afrique du Nord chez Max Security Solutions – qui, si elle partage son pessimisme, n’est pas du tout d’accord sur l’attitude à adopter face aux salafistes. Et elle le dit haut et fort – remportant au passage le palme de l’usage le plus éculé de métaphores orientalistes :
À priori, le nouveau gouvernement tunisien, en mettant en place des cellules de crise, semble être sur la bonne voie pour combattre le djihadisme violent. Cependant, les groupes d’opposition et les partis dits impies vivent encore sous la menace. […]
De Tunis à Sidi Bouzid, les salafistes tunisiens ont tracé une ligne dans le sable chaud du Sahara, exprimant sans ambages leur rejet d’une Tunisie libre et démocratique. Pour les islamistes dits « modérés » actuellement au pouvoir, le choix est tout aussi évident : ils peuvent se battre pour préserver l’oasis de tolérance et de stabilité que la Tunisie a toujours été, ou permettre aux salafistes dangereux de transformer les perspectives d’un avenir radieux en rien de plus qu’un mirage dans le désert.
Ah, la Tunisie ! Son sable chaud, ses oasis ! Et ses mirages …
P.C.