Connaissez-vous l’archipel de La Galite ? Sûrement, au moins, de nom ! Mais avez-vous envisagé, au hasard, d’un voyage, d’y séjourner plus d’une semaine, surtout en hiver, quand le mauvais temps ne permet pas de rejoindre Tabarka ? Et pourtant, du 21 mai 1952 au 20 mai 1954, le Président Bourguiba y a été déporté.
Le prologue
Le 9 avril 1950, dans le « discours de Thionville », M. Robert Schuman, ministre des Affaires étrangères de La France, déclare, en présence de M. Louis Périller, Résident général en Tunisie : « M. Périller, dans ses nouvelles fonctions, aura pour mission de conduire La Tunisie vers le plein épanouissement de ses richesses et de l’amener à l’indépendance … ».
Dès le 13 juin, Bourguiba, qui a pris acte, de cette déclaration, rappelle son programme politique qui prévoit notamment : « l’élection d’une Assemblée nationale élue au suffrage universel, chargée d’élaborer une constitution démocratique, la constitution d’un gouvernement tunisien, la suppression du « Secrétariat général du gouvernement », des « Contrôles civils » et l’institution de municipalités élues … ». Mais ce qui étaient des « négociations » pour les Tunisiens ne sont que des « conversations » ou des « échanges de vues » pour les Français. La déception est immense.
Le 15 décembre, Bourguiba rejette la réponse française et menace de « reprendre la lutte à la tête de son peuple, puisque la France refuse la main tendue … ».
La rupture
Bourguiba avait conçu la politique tunisienne comme liée à l’Europe libérée du nazisme et au Maghreb libéré du colonialisme. Il pensait que les Etats-Unis pouvaient jouer un rôle déterminant dans l’édification d’un Maghreb libéré et stable. Le 4 avril 1952, le Conseil de Sécurité de l’O.N.U. examine « la question tunisienne ». Son inscription à l’ordre du jour est repoussée.
Cependant, le 15 octobre 1952, malgré les objections de La France, « les questions tunisiennes et marocaines » sont examinées à l’O.N.U. qui se donne ainsi un droit de regard sur le différent franco-tunisien.
La crise
Mais, en Tunisie, la situation est devenue explosive. Le 15 décembre 1951, La France mettait fin aux « négociations » franco-tunisiennes ». Le 26 mars, le Gouvernement Chenik était destitué et les ministres « éloignés » dans le Sud. La lutte armée faisait rage.
Le 18 Janvier 1952, Bourguiba était arrêté et « éloigné » à Tabarka. La plupart des leaders destouriens étaient déportés ou emprisonnés. Le Congrès du 18 janvier, tenu dans la clandestinité, sous la présidence de M. Hédi Chaker, affirmait la volonté de continuer le combat. Hédi Chaker était arrêté cinq jours plus tard.
M. Farhat Hached, placé en résidence surveillée, était assassiné le 5 décembre 1952 par la « Main rouge » coloniale. Le plan de réformes, proposé par le nouveau Résident Général Jean de Hautecloque est repoussé le 3 septembre 1952. Aux manifestations populaires succédaient les arrestations, les jugements suivis d’exécutions capitales, souvent. Le Résident général tentait d’affaiblir, par la force, la résistance nationale et de briser le parti du Néo-destour. Les élections municipales suivantes, qui devaient prouver, son isolement et sa marginalisation, sont un démenti flagrant.
La Galite
Habib Bourguiba est déporté le 21 mai 1952 sur l’île de La Galite. Dans sa petite maison isolée, au-dessus de la pente abrupte de la Côte Sud, ce furent deux longues années de souffrance, non pas « seul comme un chien, mais seul avec un chien affectueux », dit la chronique, sur cette île au climat humide et froid, souvent enveloppée par des brouillards épais.
Ce tribun inspiré, lecteur infatigable, maîtrisant parfaitement deux cultures, meneur d’hommes, nationaliste intransigeant, visionnaire en matière de politique nationale et mondiale, porteur d’un grand projet politique global, se retrouve isolé sur les 700 hectares pratiquement incultes de l’île principale de l’archipel.
A la belle saison, par une belle journée, aller à La Galite peut sembler un embarquement pour Cythère. La citadelle génoise de Tabarka et les monts boisés de Khroumirie disparaissent lentement dans les flots devenant bleu marine, évidemment. Le ballet des mouettes à tête noire, des goélands d’Audouin au bec cerclé de rouge et des puffins cendrés au dos bruns et aux longues ailes pointues, semblant glisser sur … l’air, font escorte au bateau. Puis, une silhouette à deux pointes émerge au loin. Ensuite, la dent du Galiton s’individualise à l’horizon.
Au pied du point culminant : « la Colline de la garde » (561 mètres) s’ouvre une combe : « l’Escaroubade » au fond de laquelle a été construit un port minuscule. Les quelques hectares, naguère cultivés par les dizaines de « résidents », italiens de souche, sont retournés à la garrigue méditerranéenne qui couvre toute l’île. Elle a été peuplée dès la préhistoire et elle a dû abriter au cours des millénaires bien des navigateurs, pêcheurs de corail et de langoustes.
Depuis la nationalisation des terres agricoles en 1964, seuls quelques militaires y résident. Elle devrait être, à notre avis, préservée de la rapacité des promoteurs et devenir un laboratoire de la biodiversité méditerranéenne ainsi que les îlots du Galiton et de la Fauchelle qui sont des réserves intégrales. Il nous semble certain que son aspect « naturel » et les fonds marins coralligènes voisins, qui sont féeriques, devraient attirer de petits groupes d’« amateurs » (du mot « amour » !) par intervalles, transportés par des bateaux modernes et presque silencieux.
Ornithologues, botanistes, océanographes, photographes et randonneurs devraient s’y régaler, durant de brefs séjours d’agrément ou d’études, ce qui n’a pas été le cas du Président Bourguiba. Il y a certainement beaucoup réfléchi.
Le bourguibisme
Ce leader qui a conduit son peuple à l’indépendance, jeté les bases d’un État démocratique moderne, libéré les femmes tunisiennes, développé l’enseignement : fondement de la modernité, pour lui, engagé des réformes qui ont généré l’unité nationale et affranchi son peuple de maintes séquelles de siècles de décadence, a fondé un « grand mouvement », en dépit de l’illégitimité de sa présidence à vie, qu’il a laissé instituer et de nombreux manquements flagrants au respect des Droits de l’Homme.
Son idéologie était fondée sur un attachement profond à la « Tunisianité », dans toutes ses composantes : berbère, phénicienne, punique, grecque, latine, arabe, chrétienne, juive et musulmane, qui est, de ce fait, spécifique ! Il avait le culte de la modération, de la tolérance. Il n’a jamais été l’ennemi du peuple français ! Il refusait le dogmatise et l’extrémisme. Il prônait une conduite par étapes fondée sur l’adhésion du partenaire et non sur le conflit. Il posait, comme intangible, la légalité internationale. Il visait à faire prévaloir la raison, l’essentiel, la valeur du travail et le culte du savoir. Il a fondé, en 1955, une Tunisie démocratique. Son retour triomphal en 1955 avait été annoncé par son débarquement à Tabarka en 1954 : il avait déjà gagné.
Nous souhaitons que l’archipel de La Galite, ne serait-ce qu’en mémoire de la déportation du Président Bourguiba, soit préservé des foules de « touristes » ainsi que des injures d’un « bétonnage » destructeur et soit intégré dans une politique de développement durable de la Khroumirie, donc de La Tunisie.
PS : Nous rendons hommage au Président Béji Caïd Essebsi pour son livre : « Habib Bourguiba, le bon grain et l’ivraie » qui nous a beaucoup appris.