Par Peter Cross (de Londres pour Réalités)
De tous les médias anglophones, il n’y a eu guère que le quotidien émirati The National pour annoncer la bonne nouvelle :
Il s’avère que la Tunisie, en fin de compte, ne qualifie pas le graffiti à caractère politique de trouble à l’ordre public, ni d’atteinte à l’état d’urgence.
Cinq mois après avoir été inculpés sous ces chefs d’accusation – pour avoir peint les mots « Le peuple veut des droits pour les pauvres » aux murs de la ville industrielle de Gabès – deux membres du collectif Zwewla ont été innocentés par les tribunaux. Le collectif avait dénoncé le procès comme « une violation de la liberté d’expression ».
Mais ce n’est qu’un procès parmi tant d’autres intentés contre des artistes et des musiciens tunisiens.
[…]
Alors que le gouvernement de coalition à dominante islamiste se sert de lois datant de l’ancien régime pour contenir la nouvelle liberté d’expression, une nouvelle ligne de fracture politique commence ainsi à se dessiner.
En Tunisie, les arts – et notamment la danse et le théâtre de rue, ainsi que le graffiti – ont beaucoup gagné en visibilité depuis la Révolution qui a renversé Zine El Abidine Ben Ali. Avant, l’espace public était réservé aux spectacles parrainés par l’État ; désormais, certains artistes – dont le collectif Zwewla – s’en servent pour critiquer le manque de progrès enregistrés dans les deux années qui ont suivi la révolution.
[…]
Dans le domaine de l’expression culturelle, de nombreux Tunisiens pensent que, en cherchant à restreindre la liberté d’expression par des moyens juridiques, le gouvernement a tout simplement mésestimé l’humeur populaire.
« Les gens ne sont plus comme avant, » affirme Rim Temimi, photographe tunisienne dont les clichés des soulèvements tunisiens ont fait le tour du monde. « Ce gouvernement est déconnecté de la réalité – on ne peut plus contrôler les Tunisiens de cette manière. »
Le graffeur eL Seed, bien qu’ayant grandi en banlieue parisienne, est lui aussi originaire de Gabès, où il s’est distingué par la très belle calligraphie avec laquelle il a décoré le minaret de la mosquée de Jara. Le site d’informations Your Middle East, basé à Stockholm, l’a rencontré :
Son message, écrit en calligraphie à l’avant du minaret, est fort et clair. Le graffiti reprend un verset du Coran fondé sur l’enseignement de la tolérance : « Ô humains, nous vous avons créés à partir d’un mâle et d’une femelle. Nous avons fait de vous des peuples et des tribus pour que vous vous connaissiez entre vous. » […]
Lorsqu’on lui demande dans quelle mesure les artistes étaient libres avant le “printemps arabe”, il marmonne : « En Tunisie, l’art faisait partie d’une certaine culture réservée aux classes supérieures. Pendant les révoltes, il a envahi la rue et apporté une nouvelle visibilité aux graffeurs et aux artistes de rue, qui se sont multipliés. Je ne pense pas que les artistes soient plus libres qu’avant, mais il y a plein de nouvelles façons d’apprécier l’art. Les formes d’art se sont aussi diversifiées grâce à la liberté d’expression, cela va aider la Tunisie à avancer.
Le quotidien britannique de centre-gauche The Guardian a consacré plusieurs articles aux arts, et en particulier aux arts de la rue, dans l’Egypte post-Moubarak. Chacun à sa manière, les artistes égyptiens expriment le même mélange de fierté pour ce qui a été réalisé et d’appréhension quant au sort que leur réserve l’avenir :
«Nous avons repris les places publiques, » déclare Basma el-Husseini, membre fondatrice d’El-Fan Midan, un festival artistique créé sans l’autorisation de l’État dans les semaines qui ont suivi le soulèvement de 2011. El-Fan Midan rassemble des musiciens, des marionnettistes et des artistes plasticiens pour prendre contrôle symboliquement d’une place publique à proximité d’un des palais présidentiels du Caire, une fois par mois. […]
« Nous n’avons plus à en informer la Sûreté de l’État, » dit Husseini. « C’est quelque chose que nous avons pris par la force, » ajoute Islam el-Sharqawi, un sculpteur qui a réalisé un spectacle de marionnettes sur un thème politique à El-Fan Midan le mois dernier. « Avant, on n’avait pas le droit de se rassembler sans autorisation. Mais après la révolution, des gens se sont dits ‘nous allons prendre cette place’, et nous allons venir ici chaque mois. »
[…]
La manifestation la plus visible de cette évolution est le graffiti qui fleurit sur les murs de nombreuses villes égyptiennes. Avant le soulèvement 2011, l’art de rue était plus que rare en centre-ville. Mais la chute de Moubarak a chamboulé les attitudes vis à vis de l’espace public, et a inspiré aux graffeurs le courage qu’il fallait pour travailler dans la rue.
« La seule chose que j’ai vraiment vu changer depuis la révolution, c’est l’art», affirme Zeft, un graffeur qui a réalisé ses premières œuvres peu de temps après le soulèvement. « La révolution a écrasé la peur en nous. Nous avons compris que nous avions le droit d’agir librement. »
[…]
Beaucoup s’accordent à dire que cette période transitoire peut encore déboucher sur moins de liberté artistique, pas plus. « On craint que tout cela ne soit finalement qu’une fenêtre temporaire, » confie Basma el-Husseini. Si le gouvernement est préoccupé par d’autres dossiers pour le moment, met en garde Ahmed el-Attar, directeur du festival D-Caf, la répression culturelle est peut être pour demain : « Nous savons que ça va venir. Nous l’attendons. »
A Beyrouth, par contre, l’ambiance serait toute autre. Sous le titre « Le ‘Street Art’ à Beirut, une entreprise en plein essor », le magazine économique américain Forbes s’en enthousiasme :
« Pour qui sait s’y prendre, c’est comme si le graffiti était légal à Beyrouth, », affirme Don Karl, un des animateurs du projet ‘White Wall’, qui a fait venir des graffeurs célèbres du monde entier à Beyrouth pour exposer leur travail sur les murs de la ville, dans le but d’encourager la scène locale.
[…]
En effet, il est devenu de plus en plus courant pour les artistes de rue à Beyrouth de subvenir à leurs besoins en travaillant sur des projets publicitaires pour des grandes marques, et d’utiliser ces revenus pour financer leurs projets personnels.
[…]
En déambulant dans les rues de Beyrouth, on voit cette mentalité partout. Il y a des publicités au pochoir pour des films […] ou des restaurants, et puis il y a des campagnes de marketing moins évidentes pour des marques de vêtements ou d’alcool, voire pour des manifestations culturelles. N’importe quel produit peut tirer profit du côté ‘cool’ du graffiti dans une ville où cette mode d’expression artistique est, à défaut d’être légale au sens strict, largement tolérée.
[…]
Techniquement, le graffiti est classé comme trouble à l’ordre public, mais les artistes ne se font jamais arrêter tant que leur graffiti ne traite pas de sexe, de religion ou de politique.
[…]
Tout graffiti qui est perçu comme ayant un contenu politique est sujet à répression. C’est l’expérience qu’a fait au printemps l’artiste libanais Semaan Khawam, qui a été arrêté après avoir posé au pochoir l’image d’un militaire avec un fusil AK-47 à la place du torse.
Alors si nous avons bien compris, au pays de la libre entreprise, vous êtes libre de peindre ce que les entrepreneurs vous paient de peindre, et pas plus. A cette liberté octroyée et toute relative, préférons plutôt la vision du graffeur égyptien Ammar Abu Bakr, de Louxor, cité par Egypt Independent :
« Le graffiti, ce n’est pas un réseau exclusif, nous avons besoin de toute sorte d’opinions, de la diversité. Les médias ont toujours leurs propres orientations – mais le graffiti est authentique, il est dans le vrai. Quiconque a une bombe de peinture ou une opinion peut contribuer au mouvement. Le graffiti ne doit pas toujours être beau, il n’a même pas besoin d’être de l’art – c’est de l’expression.
Le graffiti, c’est une révolution. »
P.C.