Par Fayçal CHERIF
De 1924 à nos jours, la Tunisie a su se construire une solide tradition syndicale qui la distingue largement de ses voisins arabes et africains. Au centre de cette tradition, l’autonomie du syndicalisme vis-à-vis de tous les pouvoirs. Une Histoire jalonnée de bras de fer avec les puissants, à commencer par le colonialisme jusqu’aux gouvernants actuels.
Déjà sous l’occupation française
Dans son discours du 3 décembre 1924, Mohammed Ali Hammi, avait déclaré la fondation du premier syndicat tunisien indépendant de la CGT française. Dès lors, il fut considéré comme le père fondateur du syndicalisme tunisien. Les autorités du protectorat avaient perçu l’imminence du danger que pouvait représenter une telle initiative. Elle tenta de satelliser la lutte syndicale tunisienne à la sphère française. La France de l’époque n’était pas dupe des arrière-pensées patriotiques de l’initiative de Hammi qu’elle s’employa de combattre avec véhémence.
La deuxième expérience, de courte durée, fut celle de Belgacem Gnaoui en 1937. Il était attaché à l’indépendance syndicale et s’engagea à créer un syndicat autonome tunisien pour en découdre à la fois avec la mainmise de la CGT française ainsi que les maintes pressions exercées par le parti du Néo-Destour, qui comprit à l’époque l’importance de mobiliser les couches populaires dans la lutte nationale. Cette expérience fut à son tour combattue et vouée à l’échec en raison du danger qu’elle représentait : rassembler les travailleurs tunisiens et faire valoir la volonté de la majorité nationale par rapport à la minorité européenne.
Farhat Hached reprit cette idée de syndicalisme autonome autochtone. Il entreprit d’unifier d’abord toutes les mouvances et les tendances de la vie syndicale tunisienne, tout en se démarquant de la CGT française et dut fonder la première Centrale syndicale tunisienne : l’Union Générale Tunisienne du Travail (UGTT). C’était un certain 20 janvier 1946.
L’UGTT est admise au sein de la Fédération syndicale mondiale (FSM) en janvier 1949. Ainsi, le syndicat est mondialement reconnu. Or, lors du Congrès de Milan en 1949, Hached s’indigna de la décision de la FSM de désigner un représentant de l’USTT et non de l’UGTT, bien qu’elle est devenue la principale force syndicale en Tunisie. Pour lui, la décision de la FSM était inadmissible.
Après son retour d’Orient, Bourguiba avait tenu à faire partie de la délégation de l’UGTT et c’est à Milan qu’il eut l’occasion de rencontrer Hached pour la première fois. L’entente est cordiale car personne ne veut investir le terrain de l’autre. Or, et à bien d’égards, les différences idéologiques sont saillantes. Alors que le Néo Destour n’a jamais admis l’idée de la lutte de classes mais plutôt de l’unité contre la colonisation tout en combattant avec véhémence l’idéologie communiste, Farhat Hached pour sa part affichait haut et fort l’autonomie du syndicalisme qu’il incarne de toute tendance politique ou d’union avec un parti politique ne serait-ce que « tactique ».
Le 3 juin 1950, la commission administrative de l’UGTT décide de quitter le FSM. Les raisons de cette rupture sont dues en grande partie au refus du FSM de donner son aval pour la constitution d’un syndicat nord africain, auquel Hached tenait particulièrement. Au cours du congrès de mars 1951, l’UGTT adhère au CISL. Lâchement assassiné le 5 décembre 1952, Farhat Hached est devenu une icône des luttes de libération nationale.
Un syndicalisme tiraillé
Dans le domaine politique, la Centrale syndicale s'est dégagée de la tutelle du Néo-Destour. Ayant approuvé la déclaration de Mendes-France, le 31 juillet, l'UGTT a été représentée aux négociations franco-tunisiennes par Mahmoud Messadi et Mahmoud Khiari.
Acteur pour l’Indépendance tunisienne, l’UGTT ne voyait pas à l’époque d’obstacle à sa participation aux pourparlers aux côtés du Néo-Destour. D’ailleurs, au moment de l’Indépendance, la Centrale syndicale avait présenté des listes communes avec le parti de Bourguiba et des personnalités telles que Khiari et Filali eurent des portefeuilles ministériels dès le 15 avril 1956. Après les manifestations d'apparente concorde à l'occasion de l'inauguration des nouveaux locaux de l'UGTT à Tunis, le 12 juin 1955, le Secrétaire général de l'UGTT a vivement regretté que le gouvernement continue à "faire la sourde oreille aux revendications ouvrières.
1965-2013 : la lutte pour l’Indépendance syndicale s’engage
Habib Achour, compagnon pourtant fidèle de Bourguiba, allait payer le prix fort pour l’indépendance de l’UGTT. En 1965, suite à un procès monté de toutes pièces. Il traduit une ferme volonté politique de plier l’UGTT à la vision gouvernementale d’un projet de société. Le régime fit appel au gouverneur de Tunis, M. Béchir Bellagha, pour présider l'UGTT.
La Tunisie est alors entrée dans une interminable sphère de tensions entre l’autorité politique et la Centrale syndicale, culminant par le procès engendré par les sanglants affrontements du 26 janvier 1978. Habib Achour parviendra à se retrouver à la tête de la Centrale syndicale en 1981, mais il ne tardera pas à entrer en conflit avec le Gouvernement. La révolte dite « du pain » (27 décembre 1983-3 janvier 1984) montra encore une fois la fragilité des rapports entre syndicalisme et pouvoir politique.
Les grands dossiers tels que les accords avec la Banque Mondiale, la privatisation des sociétés étatiques, les augmentations salariales, l’emploi, etc. sont devenus depuis 1986 des questions d’une acuité particulière, et les politiques, soit sous le règne de Bourguiba ou sous Ben Ali, avaient tout fait pour faire plier l’UGTT par la force ou en tentant de corrompre ses leaders. Cause perdue car la tâche est ardue. Le malentendu qui persiste depuis l’indépendance consiste à croire que l’UGTT tente de mobiliser le salariat contre l’État.
C’est dans cet esprit qu’il faut comprendre les événements du 4 décembre 2012, où l’UGTT fut victime de violences sans précédents de la part de milices qui veulent, encore une fois, asservir l’UGTT aux vues des gouvernants actuels.
Ces « égarés » ont-ils médité l’Histoire de cette haute institution syndicale, en dépit de ses errements conjoncturels ?
Les politiques peuvent-ils voir en l’UGTT —et le syndicalisme en général— un partenaire pour la construction nationale comme il le fut jadis pendant les années 1946-1965 et non un ennemi à abattre ?
F.C.