Le ministère de l’Enseignement supérieur et de la recherche scientifique vient de transmettre aux enseignants un «Projet de réforme de l’enseignement supérieur et de la recherche scientifique 2015 – 2025», préparé depuis 4 ans et piloté par la Commission nationale de la réforme.
Il m’est arrivé de contribuer à la réflexion sur la formation supérieure et la recherche scientifique et à la rédaction de rapports d’études importantes à différentes occasions, notamment: étude stratégique, 1995; étude sur le financement de l’enseignement supérieur en Tunisie, 1997; étude du financement de l’enseignement supérieur en Tunisie : modèle opérationnel de long terme, 2004; projet de recherche sur le financement de l’enseignement supérieur dans six pays arabes, 2009-2010, avec la publication relative à la Tunisie: Scope, relevance and challenges of financing higher education: The case of Tunisia, PROSPECTS, Springer, 2011.
J’estime alors que je ne suis pas le moins indiqué pour faire quelques observations sur le projet ministériel. Naturellement, il n’est pas possible ici de revenir en détails sur chaque point examiné dans ce document. Seules certaines questions méthodologiques essentielles et propositions marquantes de réformes seront évoquées.
Le document commence par présenter une synthèse du diagnostic de la situation observée de l’enseignement supérieur et de la recherche scientifique, sous la forme de huit problèmes majeurs:
• dégradation du niveau des entrants à l’Université
• non adéquation entre les flux d’étudiants et les ressources disponibles
• dégradation des conditions d’enseignement et de vie universitaire
• absence d’indicateurs de mesure de la qualité dans la formation et l’encadrement
• accroissement du chômage des diplômés
• absence de la bonne gouvernance, d’autonomie des universités et de souplesse de gestion
• absence d’ancrage des universités dans leur environnement régional, déséquilibre régional et dispersion de la carte universitaire
• faiblesse du rendement du système de la recherche scientifique particulièrement dans le domaine de l’innovation, la valorisation et la création d’entreprises à forte valeur ajoutée.
Puis sont rappelées les missions du système d’enseignement supérieur et de recherche scientifique, la vision de ce système à l’horizon 2025, ses valeurs, et enfin présentées les orientations de réforme en 3 sections:
√ amélioration de la qualité de la formation universitaire et pédagogique et de l’employabilité des diplômés
√ promotion de la recherche et de l’innovation
√ instauration de la bonne gouvernance et révision de la carte universitaire pour un meilleur ancrage et équilibre régionaux
Une démarche logique d’évaluation d’un projet, d’un programme ou d’une action donnés, dans sa formulation la plus simple, rappelle les objectifs visés, les dispositifs, mécanismes, outils et ressources mis en œuvre pour leur réalisation, mesure les degrés d’atteinte des objectifs et les relie à la performance des moyens mis en œuvre pour la conduite de ce projet, programme ou action.
Confusions entre objectifs et moyens
De cette manière on localise et met le doigt sur les lieux d’insuffisance, les nœuds de dérèglement, les points d’incohérence, et par suite inférer les directions de solution et dégager les voies efficaces de réforme.
Le document du projet ne reflète pas les caractéristiques de cette démarche méthodologique. Dans les listes de constatations de diagnostic, des missions de l’enseignement supérieur et de la recherche scientifique, de la vision de ce système à l’horizon 2015 et de ses valeurs, apparaissent manifestement des confusions dans les concepts, entre objectifs et moyens et au sein de la chaîne des causalités.
Un exemple: si un objectif du système est de former des diplômés insérés professionnellement, quelles corrélations avec les autres facteurs listés comme, également, indicateurs de problèmes majeurs du système?
Autres exemples: la similitude, avec quelques nuances de formulation, du contenu des «missions» et de la «vision 2025»; la présence de plusieurs éléments comme «missions» et «valeurs» à la fois, etc.
Ces défauts de structure logique du diagnostic imprègnent naturellement les propositions de réforme.
Comment améliorer le niveau des entrants à l’université, en d’autres termes le volume et la qualité des connaissances dont disposent les bacheliers ? Par le «renforcement de la coordination avec les ministères en charge de l’éducation et de la formation professionnelle, l’optimisation de l’orientation scolaire et universitaire et l’encouragement du développement des filières professionnelles dans les lycées», répond le document. Avec, notamment, la création d’une «Instance nationale pour le développement du système des ressources humaines» et la mise en place d’un «Comité mixte de réflexion sur le système actuel d’orientation scolaire et universitaire».
Les autres leviers d’amélioration de «la qualité de la formation universitaire et l’employabilité des diplômés» retenus sont listés de manière linéaire:
• adapter la formation aux besoins de la société
renforcer le partenariat Université/Monde socio-économique dans toutes les étapes de la formation
• optimiser le système de formation et d’évaluation des étudiants
• impulser la réforme de l’enseignement supérieur privé vers davantage de qualité
• consolider le processus de la formation / SMQ
• renforcer l’éducation entrepreneuriale
• optimiser la dimension professionnalisante dans la formation universitaire
• développer la formation par la recherche
• généraliser la formation continue (FC) qualifiante et diplômante
• améliorer l’insertion professionnelle des diplômés
Il est symptomatique de constater que le diagnostic de la situation et les propositions de réforme omettent de rappeler un facteur essentiel pour la qualité de la formation: il s’agit de la composition du corps professoral.
Seuls 10 % des enseignants sont de «corps A», des maîtres de conférence et des professeurs, l’ossature d’une formation universitaire. La moitié des enseignants sont, avec des proportions proches, des maîtres-assistants (docteurs) ou des assistants; le reste est réparti entre différentes catégories, dont des assistants contractuels et des professeurs de l’enseignement secondaire.
Même avec l’hypothèse de conditions rigoureuses et intègres pour l’accès et la promotion dans la profession, la contrainte d’enseignement à des flux importants d’étudiants, en particulier par des personnels eux-mêmes en formation et l’encadrement de doctorants de plus en plus nombreux, affecte forcément la qualité des productions. Cela éclaire également l’urgence de faire face à cette difficulté fondamentale, de concevoir les solutions opérationnelles et garantir les conditions de leur mise en œuvre.
Volontarisme abstrait et délais arbitraires
Ainsi, les recommandations de la réforme, ainsi que les composantes du Plan stratégique de leur mise en œuvre, exposent une série d’orientations et d’objectifs qui paraîssent, à première vue, tous frappés au coin du bon sens. Cependant elles demeurent souvent générales et les actions et mécanismes de leur réalisation imprégnés de volontarisme abstrait et associés à des délais arbitraires, dénués de tout indicateur de faisabilité.
Mais le plus marquant, et par suite, le plus grave, est que ces orientations reposent sur le même socle, maintenant obsolète, de centralisation et d’uniformisation des parcours universitaires. Pire, de nouvelles entités et instances centralisées sont proposées pour porter et structurer la gestation du nouvel édifice.
A titre d’exemples:
√ pour améliorer l’entrée à la formation universitaire: mise en place d’un comité mixte de réflexion sur le système actuel d’orientation scolaire et universitaire; supports nationaux de communication pour faciliter les choix d’orientation, etc.
√ pour la cohérence offre de formation-emploi et l’amélioration de l’employabilité: observatoires de branches pour recenser les besoins des entreprises en termes de compétences et de formation; intégration de représentants des branches professionnelles dans les commissions sectorielles; base de données nationale de l’offre de formation et portail orientation & formation des établissements; contrat-type pour le recrutement et la rémunération des hautes compétences
√ pour la correction des failles reconnues du système LMD: renforcement de l’hégémonie indue et révélée inefficiente des commissions nationales sectorielles (CNS), et création d’une commission nationale interdisciplinaire, composée à partir de ces CNS, tout en consolidant la commission nationale de pilotage du système LMD; rendre effective l’Instance nationale de l’évaluation, de l’assurance qualité et de l’accréditation.
√ pour stimuler l’éducation entrepreneuriale: former un réseau national de centres de promotion de l’entrepreneuriat; instituer une plate-forme nationale de promotion de l’entrepreneuriat pour le réseau.
√ pour améliorer la gouvernance de la recherche: ajouter une Haute instance nationale de gouvernance de la recherche
√ pour promouvoir la formation et la recherche en pédagogie: instaurer un Centre d’innovation et de promotion pédagogique (CIPP); créer une instance nationale (Centre) spécialisée dans la promotion de la pédagogie universitaire
√ pour coordonner les différentes composantes du dispositif éducationnel du pays: mettre en place un conseil supérieur général de l’éducation, de la formation, de l’enseignement supérieur et de la recherche scientifique.
√ autres créations: la Conférence des Présidents des Universités (CPU); transformation du Comité national de la réforme en comité permanent; création d’un Comité unifié de réforme (éduction, formation et enseignement Supérieur)
Incohérence et imprécisions
C’est ici que réside la défaillance stratégique de ce projet de réforme du système de l’enseignement supérieur et de la recherche scientifique, au delà des incohérences et imprécisions éventuelles des orientations recommandées, des carences dans la définition des actions, de l’affirmation de leur pertinence et des conditions de leur faisabilité. Garder le corset centralisateur et uniformisateur, la hiérarchie bureaucratique surannée, même en miroitant une autonomie graduelle des universités (sachant que les universités tunisiennes ne sont pas de véritables universités selon les normes internationales), ne permettra aucunement la concrétisation des souhaits et vœux déclarés.
L’orientation centrale d’un programme réformateur répondant aux besoins tangibles les plus urgents, devrait reconnaître et adopter le principe simple que la décision doit se prendre sur le lieu de production. C’est la condition nécessaire minimale pour la responsabilité et la redevabilité. Et l’établissement universitaire est un organisme de production, de diplômés et de savoir. Cela implique la libération des carcans archaïques et anachroniques qui rendent les directions des établissements « irresponsables », de simples « boîtes postales » au bout d’un « enchaînement administratif » si propice à tous les gaspillages !
La première des décisions, appelée par la libération des initiatives au service de l’intérêt national et la réduction des gaspillages des deniers publics n’est pas la moindre de ses exigences, est la suppression du caractère « administratif » des établissements universitaires : une faculté, une école ou un institut sont des entreprises de production !
Et à cet égard, le « Projet de réforme 2015-2025 » se trouve à des années-lumière en deçà de cette exigence.
La définition d’un plan de formation adapté et crédible, l’élaboration et la mise en œuvre de méthodes pédagogiques performantes et bénéficiant des avancées modernes du domaine, un système de suivi et d’évaluation des professeurs et des compétences acquises des étudiants, des partenariats diversifiés et productifs avec l’environnement économique, culturel et social, une recherche scientifique féconde utile pour le pays et gagnant ses lettres de noblesse internationales, une information crédible, adéquate et opportune diffusée auprès de toutes les parties concernées par l’établissement, au premier rang desquelles les futurs étudiants et les étudiants en exercice, …, toutes ces activités, cela est maintenant acquis au vu de l’expérience nationale, mais prouvé depuis longtemps à l’échelle internationale, ne peuvent se réaliser par une gouvernance à distance !
C’est l’établissement, avec des organes adaptés et opératoires, qui peut être le meilleur porteur.
Naturellement, l’Administration centrale et l’Université gardent des prérogatives essentielles, celle de régulation, d’accompagnement et de recours, de financement et d’évaluation de l’usage des ressources publiques.