Depuis sa création, l’Instance vérité et dignité (IVD) a fait couler beaucoup d’encre autour de son fonctionnement, de certains de ses membres, du budget exigé et aujourd’hui on lui reproche sa lenteur dans le traitement des dossiers. Quelles en sont les raisons ?
L’instance a comme fonction d’instruire les dossiers, d’aider les dépositaires à prouver les préjudices et à rassembler les données, les témoignages et les preuves. Elle fait un travail de regroupement pour constituer un dossier qui sera, si le dépositaire le souhaite, transmis devant les chambres spécialisées. Elles ne sont néanmoins pas encore créées.
L’IVD n’a pas seulement comme mission de soutenir ceux qui veulent que justice, et non vengeance, leur soit rendue. Il existe des personnes qui ne veulent qu’un face à face avec ceux qui leur ont causé du tort. L’instance a aussi un objectif pédagogique dans le sens où la vérité établie, les crimes et les délits fixés, une nouvelle étape vers un modèle sociopolitique démocratique soit entamée avec une conscience collective portée sur la réconciliation nationale. L’Instance a aussi comme objectif de réformer les institutions et de préserver la mémoire collective. Ainsi, elle est constituée de plusieurs comités : comité de la réforme des institutions, comité de l’arbitrage, comité d’investigation, comité des réparations des préjudices et de la réhabilitation, comité de la préservation de la mémoire collective et le comité de la femme (violences spécifiques à l’encontre de la femme).
Retard, problèmes et obstacles
Le premier problème auquel a fait face l’Instance et qui persiste s’explique par « le déficit au niveau de l’image qui, tout en étant forte, reste négative notamment chez l’élite tunisoise. La Tunisie profonde compte sur l’Instance et attend l’ouverture des bureaux régionaux. Aux alentours de 13000 dossiers ont été présentés et le chiffre risque de doubler » déclare le responsable de la communication de l’IVD, Anouar Moalla.
« L’élite reproche à l’IVD sa lenteur, sans prendre en compte les démarches à suivre. Il est vrai que les 15 membres ont prêté serment il y a un an, mais le siège ne leur a été accordé, par exemple, que six mois après », explique-t-il.
Cette lenteur trouve une part d’explication dans le manque de ressources financières, de logistique, de locaux et de matériels qui compliquent le déroulement du travail de l’Instance.
Le gouvernement sortant n’a pas inclus le budget à allouer à l’IVD au moment de la présentation de son budget devant l’ANC. Anouar Moalla impute cela à une raison d’ordre technique « Cela est probablement technique, l’Instance a un fonctionnement particulier, sans tutelle, elle représente une autorité atypique et personne ne se considère responsable de présenter son dossier. » souligne-t-il. Le gouvernement actuel lui accordera un budget dans la loi de Finances complémentaire. En attendant, le tiers a été débloqué. D’ici fin juin, seuls quatre bureaux régionaux de l’ensemble des 24 seraient ouverts. L’IVD a néanmoins entamé l’installation d’un système informatique sécurisé, pour protéger la confidentialité.
Pour ce qui est de l’archive de la police politique, les négociations sont en cours, seulement et en cas de blocage, il y aurait toujours moyen de rassembler ailleurs les preuves et autres éléments reconstituant les faits. Toute personne susceptible d’avoir un dossier instruit par la police politique a le droit d’y accéder, même si c’est seulement pour connaitre la vérité et savoir, le cas échéant, quelles accusations lui ont été adressées ou quels faits ont été fabriqués autour de ces accusations.
Des reproches
Il y a six mois, La commission nationale indépendante pour la justice transitionnelle (CNIJT) a critiqué ouvertement l’Instance vérité et dignité. A l’instar de plusieurs composantes de la société civile, elle reproche à l’Instance sa lenteur, et émet des réserves sur les lois relatives à la justice transitionnelle. La CNIJT a critiqué en outre la non constitutionnalité des lois, ce qui mènerait à dire que l’Instance est, de son point de vue non constitutionnelle et que les jugements qui seraient émis par les chambres spécialisées dans des affaires d’abus pourraient être remis en question devant la Cour constitutionnelle. La commission nationale indépendante pour la justice transitionnelle a aussi appelé à revoir la composition de l’IVD et à remplacer certains de ses membres.
A cela Anouar Moalla répond « elle nous a considérés comme un corps malade. Pour faire le bon diagnostic, il fallait nous poser des questions sauf que la Commission a préféré inviter toute personne susceptible d’apporter quelque chose à l’Instance sans consulter cette dernière. On est, normalement, une partie intégrante et le but était réellement de remédier à la situation. On aurait dû nous y inviter. On nous reproche la lenteur, en mettant le compteur à partir de décembre 2013, or l’IVD n’a été constituée qu’il y a un an et le siège ne lui a été accordé qu’il y a six mois. L’IVD a reçu les dossiers et commencé à les classer et on a entamé les séances d’audition à huit clos, traitant ainsi plus de 20 dossiers de différentes sortes d’abus, il y a deux semaines. Les cas traités viennent essentiellement du Grand Tunis, de toutes les tranches d’âge, des deux sexes et sélectionnés parmi les tous premiers cas reçus par l’Instance. Ce sont des séances expérimentales pour tester les documents de 80 pages conçus par l’IVD pour les dépositions, dans l’objectif de revoir les questions posées ».
Des auditions publiques sont prévues en juillet. Elles traiteront de cas emblématiques, très importants, visant ainsi le côté pédagogique de la justice transitionnelle, pour que les faits ne se reproduisent plus. « Il faut que les gens acceptent de dire ce qu’ils ont subi, aller vers la réconciliation et que ce soit une leçon », souligne Anouar Moalla.
Concernant le volet juridique reproché par la CNIJT « La commission parle de non respect de la loi, nous en sommes conscients, il y a eu une sorte de précipitation lors de la préparation de la loi afférente à la justice transitionnelle, alors qu’est-ce qui serait mieux ? Dialoguer, modifier les lois et les corriger et faire le lobbying nécessaire pour que rapidement, un comité de l’Assemblée s’en charge ou alors que chacun œuvre de son côté ? Nous sommes d’accord avec une grande partie des déclarations faites par la commission, mais cela a été fait en notre absence… »
Et Anouar Moalla de poursuivre « la troisième critique que nous adresse la commission est que l’Instance fonctionne avec 13 membres au lieu de 15. Khemaies Chammari s’est retiré et a été remplacé. Il y a eu ensuite deux autres retraits qui n’ont pas été remplacés. La présidente de l’IVD, Sihem Ben Sedrine, en a prévenu Mohamed Ennaaceur, président de l’ARP, pour que cette dernière les remplace en chargeant un comité afin de lancer un appel à candidature pour combler la vacance, fixer les critères et trier les dossiers. Aujourd’hui, on est en train de fonctionner avec 13 membres. Certains prétendent que nous fonctionnons à 12, et qu’un membre, malade et souvent à l’étranger, est toujours absent. On a mené une enquête interne pour connaitre l’identité de cet absent et il n’y a personne répondant à ce qu’avance la commission, c’est de la fabulation ! ».
Rappelons que la justice transitionnelle permet d’enfreindre quatre principes des lois en vigueur, à savoir le principe de la force jugée, du double degré, de la prescription et de la rétroactivité. Le premier principe porte sur l’impossibilité de rouvrir un dossier dans lequel la loi a déjà tranché. Le deuxième concerne la possibilité de faire appel. La prescription est le délai fixé pour porter plainte et la rétroactivité est le fait de juger un délit ou un crime commis à une date ultérieure à la loi l’incriminant.
Il reste des lois dont l’instauration est essentielle pour juger certains crimes ou délits, à savoir : le délit électoral et l’exil forcé.