Chaque année, dès l’instant où le Ramadan montre le bout du nez, la ruée vers les nourritures terrestres surexcite la société. Une fébrilité profane rivalise avec le ferveur sacré. Mais, de nos jours, une incitation nouvelle ajoute son grain de sel à l’éternel retour de ce carrousel. Depuis la Révolution, réussie pour les uns ou ratée au goût des autres, la dormance de l’Etat, privé d’autorité, lamine sa crédibilité.
Dans ces conditions politiques, les pouvoirs publics réaffirment, en vain, la profusion des produits de consommation. Outre ce premier volet de l’interprétation, plutôt banal, une motivation profonde et ancestrale source la montée à l’assaut du couscous, des légumineuses, du lait, des œufs ou de l’eau, car l’héritage légué aux subjectivités par la si peu ancienne économie de pénurie est au principe des achats outranciers. Dans la société agraire où domine, par son effectif, la petite paysannerie parcellaire, le manque ou l’absence de pluie dresse le spectre de la disette et le phantasme de la famine imprime sa marque indélébile sur les catégories de l’esprit, les dispositions émotionnelles et les attentes corporelles. Une formulation, « àm errouz », l’année du riz, symbolise et pérennise le jalon planté par le souvenir de la famine sur un lieu où l’angoisse croise l’itinéraire généalogique du pays. Ces réflexes de la hantise alimentaire paraissent étranges aux franges émancipées d’une société à transition fourvoyée entre la tradition et la modernité. De ce double référentiel sourdent le grain de nostalgie rétrospective et le brin d’aspiration prospective, tous deux liés au malaise d’une société assise entre deux chaises. L’une porte le bourguibisme et l’autre supporte le salafisme. Cet univers à double entrées génère une série de signaux paradoxaux.
A l’ère du portable, de l’ordinateur, d’Internet et des réseaux sociaux un procédé encore utilisé au seuil du jour pour annoncer l’heure où finit le temps de l’alimentation permise ne paraît plus de mise. Mais sans boutbila, l’homme au tambourin, que serait la Tunisie de la mémoire ensorcelée ? De même, au plan de la morphologie urbaine, le souk, le hammam et la mosquée donnent à voir la projection sur le sol, de pratiques, de représentations, de croyances et d’émotions. Sans elles une coquille vide occuperait le territoire évacué par l’espace habité.
Au hammam, la jeune fille dévêtue ne doit guère aller seule au fond de l’alcôve à bassin d’eau chaude où les vapeurs hydriques estampent et caressent le nu.
Des êtres diaboliques peuplent ce lieu évocateur, provocateur, érotique et féérique. Dès lors, qui n’assista, en rêve nocturne ou diurne, à sa métamorphose, où il devient djin, ce bien heureux voyeur sans être lui-même vu par de si jolies fleurs ? N’en déplaise aux amis de l’hypocrisie et de la sournoiserie, à quoi sert la vie sans l’imaginaire ?
Celui-ci proscrit le jet, dans la rue, d’un morceau de pain, ce don divin. Passée par là, une âme charitable ramasse le produit saint et le place dans un recoin. Le gaspillage de « naamet rabi » commet un sacrilège et les prescriptions coraniques devancent les actuelles préoccupations économiques.
Fut-il souk, hammam ou mosquée le bâti grouille de vie.
A sa prison, Verlaine écrivait : « Cette paisible rumeur-là vient de la ville ». Boileau évoquait les bruits de Paris. La rumeur et les bruits signifient. Sans eux, les bâtiments de la cité guideraient vers la rubrique du silence cadavérique.
Marcel Mauss aurait comparé cette vacuité à celle d’une « lune morte au firmament ».
L’expression pourrait prêter à sourire, mais sans analogie, ni poésie, règnerait la moins évocatrice des sociologies. Revenons au Ramadan sans d’ailleurs l’avoir jamais quitté. La conscience de ce lien noué entre le vif et l’inerte sous-tend la discussion réactivée à l’orée du mois, où il s’agit de jeûner. Les conservateurs tiennent à la fermeture des cafés, quand certains libres penseurs demandent l’ouverture.
L’infraction à la règle viderait l’espace construit de son contenu prescrit par les autoproclamés protecteurs du sacré.
L’autre clan défend un point de vue différent.
Tiraillée entre ces prises de position, la venue du Ramadan annonce une quirielle de situations conflictuelles.
Au campus d’El Manar, tel doyen, affecté à la faculté de sciences économiques préfère garder ouverte sa buvette et des étudiants allument, aussitôt, le flambeau de la protestation.
Mais d’autres conduites paradoxales prospèrent à l’échelle de la société globale. Du côté normalisé, le djihad ramadanesque désigne l’effort accompli sur soi-même pour valoriser les avantages de la privation et de l’abstinence indissociables du carême. Mais bien des citoyens privilégient, plutôt, la grande bouffe truffée de baklaoua, maqrouth, caâq el warqa, zlabia, mkharaq, zriga, bouza et autres douceurs propices à l’obésité, au diabète, à l’hypertension parmi d’autres calamités sournoises et secrètes.
Pareil excès de sucreries finit par gagner la partie jouée contre l’espérance de vie. C’est le moment ou jamais d’aggraver les problèmes de santé par l’art d’acheter sans compter.
Une semaine avant son début Ramadan répond, déjà, présent au cœur des préoccupations et à tous les coins de rue.
Le 18 juin au matin, madame Ibtissem Ben Marzouk, patronne de la pharmacie Alyssa d’El Manar “1” apporte cette réponse à mon interrogation : « L’expérience des Ramadans passés le montre, il y a une augmentation de la demande pour les médicaments tels que le duphalac. Plus de clients viennent pour avoir de quoi soigner la constipation, l’indigestion et les douleurs stomacales.
Des femmes allaitent, jeûnent et souffrent de malaises hypoglycémiques. Il y a aussi les infections intestinales et la diarrhée ».
Le même jour, trois gros juxtaposés bouchent le passage de l’accès aux magasins alignés à l’arrière du Colisée Soula. Je m’adresse à l’un des conducteurs : « je n’ai réussi à passer qu’avec peine. Est-ce un barrage de protestation comme celui du phosphate ? ! ». L’homme rit et me dit : « Mais non ! Nous déchargeons de grosses quantités. C’est un peuple mangeur et avec Ramadan, il devient encore plus gros mangeur, il ne sait que el hamhama ». Les ouvriers déchargent pâtes, coca, eau et lait. L’acquisition du superflu et de l’inutile rivalise avec celle de l’indispensable et de l’utile. Durant ce mois guetté, par les apôtres du califat, chacun aura la surprise d’observer l’éclipse de la crise à l’échelle des budgets personnels. D’ici, j’entends Baghdadi proclamer, à peu près, ceci : « voyez, comme ces mécréants dénaturent le Ramadan ». Pour suivre les dédales de ce mois paradoxal, nous sommes partis de la mémoire agraire. L’investigation prend donc son envol au raz du sol, transite par l’outrance économique et débouche sur le palier culturel où figurent les croyances religieuses. Ce passage de la surface morphologique aux systèmes symboliques, définit la marque de fabrique de la démarche sociologique.
Pour illustrer l’incontournable mise en relation des champs sociaux il suffirait de citer la manière typique dont Ibn Khaldoun associe le nomadisme pastoral à son assise désertique. Thèmes et problèmes traités ont beau varié, si l’auteur est sociologue, cette même règle de l’explication fonde leur unité. Pascal écrivait : « Chaque auteur a un sens auquel tous les passages contraires s’accordent ou il n’a pas de sens du tout ».
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