«La Tunisie se dirige-t-elle vers le chaos à l’égyptienne ? » Se demande Vivienne Walt au tout début de son article pour TIME Magazine sur le drame que vit la Tunisie depuis jeudi dernier. Tous ne la posent pas ainsi d’entrée de jeu, mais c’est bien cette même question qui taraude la quasi-totalité des commentateurs des médias anglophones.
Selon Nabila Ramdani, qui signe une analyse dans le journal britannique du dimanche The Observer, «certains vont jusqu’à suggérer que ce pays, jusque-là connu pour sa ‘révolution de jasmin’ qui s’était déroulée presque sans effusion de sang, entame désormais sa descente vers la barbarie». Évoquant également l’enfer syrien et les troubles que connaissent la Libye et l’Égypte, la journaliste française d’origine algérienne regrette que :
Cette atroce réalité jette une lumière bien triste sur les aspirations de ceux qui ont déclenché le Printemps arabe. Des idéaux tels que l’égalité entre les classes et les sexes, des institutions étatiques efficaces et justes, une baisse de la pauvreté, l’application équitable de la justice ou encore l’éducation pour tous ne valent rien dès lors qu’un État n’arrive même pas à protéger ses citoyens de ses propres soldats ou des milices armées qui ont pris leur place.
En ce qui concerne la transformation économique et sociale […] il y a peu de signes d’une quelconque amélioration dans la vie de millions d’Arabes depuis les insurrections de 2011. […] En particulier, le chômage des jeunes ne cesse d’augmenter, créant une énorme classe de gens aussi énervés et pleins de rancœur qu’énergiques et ingénieux.
C’étaient justement ces jeunes gens qui avaient fait le Printemps arabe, en se servant des nouvelles technologies de la communication pour exprimer leur ras-le-bol. Leur réussite initiale en Tunisie et en Égypte a été facilitée par le fait que leurs compatriotes sous l’uniforme avaient choisi de les laisser libres de manifester. L’on a considéré la contestation populaire sous forme de manifestations bien organisées comme préférables à des formes plus radicales de dissidence, jusqu’à et y compris le terrorisme.
Le Printemps arabe n’est en rien un échec, dans la mesure où il a permis à ces manifestations de s’épanouir et d’évoluer vers un mouvement démocratique qui a mis tous les problèmes du monde arabe sur le tapis et cela sur une échelle planétaire. Mais sa progression est aujourd’hui étouffée par ceux qui croient uniquement au gouvernement par diktat.
Dans un éditorial, The Guardian, grand quotidien de centre gauche britannique, convoque lui aussi les fantômes de l’Égypte, de la Libye et de la Syrie pour commenter la situation qui s’ouvre en Tunisie depuis l’assassinat de Mohamed Brahmi :
La Syrie brûle, l’Égypte est dans l’impasse, la Libye est affaiblie. L’échec en Tunisie représenterait l’extinction de la dernière lueur d’une révolution qui à tant inspiré la région et le monde entier. […]
Ennahdha et la principale centrale syndicale, l’Union générale tunisienne du travail, se trouvent désormais engagées dans une confrontation encore plus grave qu’avant. Cependant Rached Ghannouchi, dirigeant d’Ennahdha, a juré que «la Tunisie ne vivra pas un scénario à l’égyptienne». […]
Il y a de sérieuses raisons de croire que M. Ghannouchi a raison. Aussi honteux que cet assassinat puisse être et aussi réelle soit la colère qu’il a provoquée, il faut reconnaître que les réactions ont quelque chose de théâtral, tant les uns et les autres manœuvrent pour en tirer un avantage politique. […]
Il y a certainement des aspects de la situation qui rappellent le basculement qu’a connu l’Égypte. Le gouvernement tunisien, comme le gouvernement des Frères musulmans au Caire, a fait ami-ami avec des hommes d’affaires qui étaient auparavant les alliés de l’ancien régime. Comme au Caire, Ennahdha n’a pas réussi à réformer ni la police ni le système judiciaire et, encore une fois comme au Caire, il a paru peu réactif quand il était question de sévir contre des extrémistes situés de son côté de l’échiquier politique. Il a distribué des emplois en grand nombre à ses propres partisans. Il a limogé des technocrates respectés et il est loin d’avoir été un bon gestionnaire de l’économie.
Mais il a aussi — bien que tardivement et toujours pas de manière totalement concluante — fait des pas vers une Constitution consensuelle. Il a formé un gouvernement de coalition avec d’autres partis, qu’il a remanié suite aux critiques de l’opposition.
Par-dessus tout, la Tunisie n’a pas une armée puissante. Si la politique égyptienne est un triangle dont les trois points sont l’armée, les Frères musulmans et les libéraux laïcs, la politique tunisienne serait plutôt un duopole, Ennahda et l’UGTT […] étant ses deux principaux éléments.
Également dans The Guardian, Rachel Shabi, écrivaine et journaliste britannique d’origine judéo-irakienne, met en garde contre les dangers de la «voie égyptienne», mais comme l’éditorialiste veut rester modérément optimiste :
Il est difficile d’imaginer un mouvement de masse se développer en Tunisie qui chercherait à provoquer un déraillement abrupt, à la mode égyptienne, du processus démocratique — surtout étant donné qu’en Tunisie la transition a avancé beaucoup plus loin et sur une bien meilleure voie.
Mais c’est sans doute Monica Marks, doctorante de l’université d’Oxford actuellement résidente en Tunisie, qui pousse le plus loin la réflexion, à la fois sur les bonnes et mauvaises comparaisons avec l’Égypte et sur les implications de la crise actuelle pour le processus de transition en Tunisie, pour la revue américaine Foreign Policy :
Pour comprendre la dynamique surchauffée qui a actuellement cours en Tunisie, il faut d’abord examiner l’effet d’entraînement du coup d’État qui vient de renverser le président égyptien Mohamed Morsi, membre des Frères musulmans. Les adversaires d’Ennahdha en Tunisie cherchent depuis longtemps à dépeindre le parti comme une simple réplique des Frères musulmans en Égypte – [le parti de Rached Ghannouchi ferait ainsi] partie d’une cabale mondiale d’islamistes adeptes de complots et de conspirations dont le but serait la création d’un califat transnational. Le soulèvement de masse en Égypte et le succès qu’y a connu le mouvement Tamarrod, ont encouragé les opposants d’Ennahdha en Tunisie. Les dirigeants de Nidaa Tounes […] ont redoublé d’efforts pour faire passer Ennahdha pour un mouvement purement «Ikhwanji», et de faire en sorte que l’échec des Frères musulmans égyptiens déteigne sur lui. D’aucuns ont créé une version tunisienne du mouvement Tamarrod, dont la pétition appelant à la dissolution de l’Assemblée constituante a recueilli des milliers de signatures. Béji Caïd Essebsi, le vieux chef rusé de Nidaa Tounes, lui a emboîté le pas en lançant des appels à dissoudre l’Assemblée.
Ces prises de position étaient aussi surprenantes qu’inquiétantes. […] Toutefois, avant l’assassinat de Mohamed Brahmi, l’on pouvait considérer les appels de Tamarrod et d’Essebsi comme relevant plus du harcèlement que de la menace. L’assassinat [de Mohamed Brahmi] a tout changé. […] Les appels à dissoudre l’Assemblée, à créer un ‘gouvernement de salut national’, et à organiser de nouvelles élections fusent de toutes parts — même si personne n’a fourni le moindre détail sur comment il faudrait procéder pour imposer de telles mesures. Ceux qui appellent à la dissolution évitent également d’expliquer exactement de quelle manière les échecs de l’assemblée […] ont conduit au meurtre de Brahmi. Comment la dissolution du principal organe de transition du pays à ce stade accélérerait-elle la rédaction d’une constitution valide ? […] Qui désignerait ce ‘gouvernement de salut national’, et en quoi assurerait-il — en tant qu’organe non élu — une gouvernance plus démocratique que l’Assemblée constituante ?
Ces questions restent sans réponse ; d’ailleurs on n’y consacre quasiment aucune réflexion — ce qui est presque plus inquiétant. […]
Le président Moncef Marzouki a certes fait quelques déclarations censées : nous allons faire toute la lumière sur ce crime, l’assassinat de Brahmi a été clairement calculé pour perturber la transition à la dernière heure, ne mordez pas à l’hameçon que les terroristes tendent devant les Tunisiens en cédant à la peur et en laissant s’effondrer cette transition politique… Mais pour de nombreux Tunisiens, Marzouki n’est plus aujourd’hui qu’un clown aux lunettes bizarres. Marzouki n’est pas le leader qui serait en mesure de calmer cette tempête, il ne représente pas la voix de la raison qui peut aider les Tunisiens à surmonter leurs craintes en ce moment tragique et troublant. Ceux qui seraient en mesure de le faire, ce sont des figures de l’opposition : Radhia Nasraoui et son mari Hama Hammami de la Jabha Chaabia, le mouvement de gauche dont faisait partie Brahmi ; Ahmed Chebbi Nejjib et Maya Jribi du Hizb al-Joumhouri ; et surtout Beji Caïd Essebsi, celui qui aime se présenter comme «homme d’État» et qui inspire l’opposition anti-Ennahdha plus que toute autre partie.
En 2011, on a salué — et à juste titre — les efforts qu’a déployés Essebsi pour guider la Tunisie à travers la première phase de sa transition en 2011. Mais aujourd’hui il donne l’impression de céder aux tentations opportunistes à court terme. Comme Chebbi, Essebsi a clairement indiqué son intention de briguer la présidence lors des élections à venir. Son parti, Nidaa Tounes, est fortement associé à des éléments de l’ancien régime et des personnes bien connues qui avaient collaboré avec le Rassemblement constitutionnel démocratique de Ben Ali figurent parmi ses principaux bailleurs de fonds comme dans ses comités locaux. Bref, Essebsi et Nidaa Tounes ont beaucoup à gagner de l’effondrement de l’Assemblée — au moins à court terme. Quant aux partis d’opposition laïque et de gauche, ils sont souvent tiraillés par des tensions entre leurs dirigeants et semblent plus aptes à générer des leaders uniques aux personnalités surdimensionnées qu’à forger de larges coalitions. Dans une culture politique de transition plus souvent animée par l’immédiateté et l’égoïsme que par une préoccupation pour le bien public à long terme, ce n’est peut-être pas si étonnant que les dirigeants de l’opposition s’appliquent de cette manière à attiser les peurs des citoyens.
En fin de compte, l’assassinat de Mohamed Brahmi peut s’avérer beaucoup plus dangereux pour la transition en Tunisie que le meurtre de Chokri Belaïd.
[…]
Les médias réagissent d’une manière beaucoup plus incendiaire à la suite de la mort de Brahmi. Contrairement à ce que nous avons vu après l’assassinat de Belaïd, il n’y a pratiquement pas eu d’expressions de deuil pour Brahmi dans les médias, ni de discussion de ses réalisations. Les grandes chaînes de radio et de télévision laissent également de côté toute discussion de la culpabilité, des motifs ou de l’impunité — sans parler des questions plus complexes, mais non moins fondamentales, telles que la réforme des forces de sécurité et de la justice — préférant des débats très tendus sur la dissolution de l’Assemblée constituante. Il règne aujourd’hui une ambiance de colère, de peur, d’impatience et d’opportunisme exacerbés — en un mot, le chaos.
Par Peter Cross (de Londres pour Réalités)