Parmi plusieurs commentateurs, savants ou non, Imam Al Azhar, sorti pour la première fois d’Egypte pour assister à un colloque tenu à Florence énonce une explication afférente à la création de l’Etat islamique et à sa fonction. Sa thèse, distincte et claire, suggère une première hypothèse. Selon cette éminence de l’islam sunnite, le combat mené contre Daech par les Américains et les Européens ne serait « pas sérieux ». A trois reprises, l’aviation de la première puissance largue du matériel militaire sur la zone contrôlée par les djihadistes. La répétition de la prétendue erreur cache bien mal une vraie complicité puisque les armes utilisées par Daech sont américaines.
Par mois, les bombardiers coalisés tuent mille ennemis.
Ashton Carter le proclame à usage interne et Baghdadi le sait, car l’accord tacite sert les desseins du fin politicien. Dans l’apparent mécompte, chacun trouve son compte et ce genre de marché inavoué, gomme le soupçon d’une incohérence imputée à l’argumentation de l’imam.
L’accusation détient l’avantage de ne colporter aucune ambiguïté. Quel serait donc le secret de la complicité occultée ? D’après l’imam, les djihadistes accomplissent la besogne à la place des impérialistes.
Telles seraient la raison d’être et la fonction de l’EI. La « fragmentation » de ses voisins arabo-musulmans assure la protection de l’Etat-colon, cinquième colonne de l’Occident. L’idée renoue avec le message légué par le célèbre « il faut détruire Carthage » : prévenir toute velléité de menace mijotée par les sudistes contre les nordistes. La version moderne de cette guerre préventive assigne à Daech, produit du Mossad et de la CIA, le maintien des rapports internationaux d’inégalité, jadis analysés par les théoriens de «la dépendance ». George Balandier, africaniste réputé, croyait assainer le coup de grâce à cette notion puisque « toutes les sociétés sont interdépendantes ». Mais l’Irak n’est pas dépendant de l’Amérique au sens où celle-ci dépend de lui.
Et la guerre du Golfe, par son aspect unilatéral, apportera un démenti au préjugé de Balandier. Le vice de forme cligne vers l’exigence de la décentration, car il n’est pas donné à tout homme de ne naître qu’à un endroit et d’être la crème des hommes. Ainsi donc, selon Imam Al Azhar, Daech, produit de l’Occident, travaille pour l’Occident.
Par un autre biais, la prospection rejoint ce genre d’argumentation.
Les agressions commises par l’économie de guerre américaines contre une série de pays où figurent l’Irak, la Syrie et la Libye contribuèrent à l’éclosion des principaux foyers djihadistes. Une piste serait à suivre entre la destruction de Bagdad et l’apparition de Baghdadi.
La seconde hypothèse bâtit son nid sur un propos de celui-ci. Lors d’une interview, rarissime, la journaliste cite une supputation très médiatisée : les services de renseignements israélo-américains auraient à voir avec la création et la fonction de l’EI.
Baghdadi rit. D’après lui, le tour de Satan viendra une fois liquidés ses laquais au premier rang desquels figure l’Arabie Saoudite, « la tête de la vipère ».
La métaphore du cerbère sert la guerre. Elle impressionne l’ami et l’adversaire. En dépit du clivage chiisme/sunnisme la même dénonciation de l’impérialisme introduit, chez Baghdadi, l’accent du khoméinisme. Avec d’autres aiguillons, ce rejet des rapports internationaux d’inégalité, motive le flux des jeunes recrues accourues de partout à la rescousse de l’idéal califal. Jadis, le sacral eut, lui aussi, partie liée avec la création d’Israël.
A son, tour le roi d’Arabie amène de l’eau bénite au moulin de Baghdadi. Selon le gardien des lieux saints, ses associés occidentaux seraient bien inspirés d’encore mieux l’aider car l’objectif ultime du calife autoproclamé demeure l’exportation de la terreur vers les arrière petits-fils des croisées. De 1970 à 2015 une curieuse homologie associe l’argumentation djihadiste à la théorisation marxiste où il s’agit d’affronter, auparavant, « la bourgeoisie compradore » ce paravent protecteur du « centre » exploiteur de sa « périphérie ».
Samir Amine-Baghdadi même souci
Vu cette représentation géopolitique du monde, comment régler leur compte à Sarkozy et à Bernard Henri Lévy avant de liquider Bachar Al Asad, Kadhafi et compagnie ? Che Guevara songeait transporter la guérilla vers l’Amérique du nord après son extension tricontinentale. A la façon de ce guérillero intrépide et légendaire le Calife Abou Bakr el Baghdadi arbore, lui aussi, un imaginaire planétaire sans lequel iraient, vers lui, bien moins de volontaires. Dans ces conditions, le succès reviendra aux tenants de la force militaire apte à défaire l’adversaire. En dernière analyse la déstructuration du monde arabo-musulman ou la perpétuation des luttes anti-impérialistes seraient les deux pistes à suivre pour débusquer les dessous politiques de l’Etat islamique. Mais une troisième hypothèse pourrait disputer la vedette à ces deux premières thèses.
La destruction du milieu et de l’homme par l’homme poursuivrait sa trajectoire inexorable vers le cahos où nul ne serait plus en mesure de revendiquer le rôle jusqu’ici assigné au timonier. La généralisation de la gabégie dans maints pays procure, déjà, un avant-goût de la situation intenable où règne l’ingouvernable.
Léguée par le passé, la notion de « responsable » donne à voir, aujourd’hui, un contenant orphelin de son contenu. Ainsi, les affectés aux affaires étrangères assistent à l’honneur perdu et à la souveraineté bafouée du côté où sévit, aussi, l’instabilité systématisée. Le bâtiment, gigantesque, est là mais la dignité l’a déserté. La coquille vide mime un locuteur devenu muet. Nul ne parvient plus à redonner un sens aux mots de la tribu.
Ce vide laisse la place aux discours émotionnels et peu adapté à la situation exceptionnelle. A chaque nouvelle attaque perpétrée par les apôtres du djihadisme renaissent, d’une part, le défaitisme et, de l’autre, le triomphalisme. Pour les uns, l’E.I vaincra et pour les autres, il ne vaincra pas.
Cependant, l’appel à l’unité patriotique maquille l’évidence de la bipolarisation sociale à l’heure où théocrates et démocrates perpétuent leur confrontation feutrée ou déclarée.
Ce conflit volcanique est au principe de la chienlit sécuritaire, économique et politique. Par son augmentation, le nombre de suicides pointe vers la proportion de la population poussée au voisinage de la déréliction. Durkheim avait un mot, l’anomie, pour désigner ce moment dramatique où l’éclipse des normes et des lois source le désarroi.