Ennahdha, tenu pour premier responsable du blocage actuel du Dialogue national, ne se présente plus visiblement comme un bloc compact. La guerre entre les différents courants se fait désormais plus qu’intense. En témoignent les dernières démissions. Focus
Lors du dernier «majless echoura» d’Ennahdha, tenu le 23 et le 24 novembre, Fethi Ayedi, Président de ce conseil, a annoncé une vague de démissions au sein du parti. Cette annonce faisait suite à celle effectuée peu avant et officiellement, par Riadh Chaïbi, ex-membre du conseil de la Choura et du bureau politique. Une démission qui a du poids, vu qu’il s’agit d’un leader de première ligne du mouvement et pas d’un simple militant. Dans une interview qu’il a accordée au journal Assabah du 24 novembre, Chaïbi a justifié sa décision par le fait que «les choix d’Ennahdha ne servent pas l’intérêt national» et «qu’au nom du consensus politique, le parti a abandonné petit à petit les objectifs de la Révolution». Chaïbi a fait aussi une allusion directe à ce qu’il considère comme des concessions faites par son ancien parti au profit de l’opposition et plus précisément aux représentants de «l’ancien régime». Pour lui, le parti islamiste n’avait pas à entrer dans des négociations avec ces derniers, au risque de perdre le pouvoir, gagné légitimement. Il est loin de représenter une position individuelle, mais tout un courant au sein d’Ennahdha qui ne voit pas d’un bon œil les tractations avec Nidaa Tounes et le Front du Salut. Chaibi a d’ailleurs déclaré que sa démission sera suivie par d’autres «si le mouvement ne revoit pas ses choix politiques», car «la majorité des partisans d’Ennahdha sont avec la Révolution et ne tarderont pas à le quitter pour défendre leurs convictions.»
Que se passe-t-il réellement à l’intérieur d’Ennahdha ? Le mouvement risque-t-il d’exploser ?
Un moment crucial
Plus que jamais les divergences au sein du mouvement sont devenues sérieuses. Il est vrai qu’il ne s’agit pas de la première fois que le parti fait face à une crise grave qui secoue le pays, mais cette fois-ci il y va de l’avenir même d’Ennahdha, notamment après la chute des Frères musulmans en Égypte. Le spectre du scénario égyptien ne quitte pas les esprits des partisans d’Ennahdha et ils savent bien qu’ils sont en train de jouer la propre existence du parti.
La question cruciale aujourd’hui pour ce parti est : faut-il ou non quitter le pouvoir ? Et si oui, sous quelles conditions ?
Dès le début du rapprochement entre Rached Ghannouchi et Béji Caid Essebssi et leur fameuse première rencontre en août 2013, les conflits au sein du parti islamiste se sont intensifiés. Certains partisans y voyaient un bon pas pour sortir le mouvement de l’exclusion dans laquelle l’avait plongée l’assassinat de Mohamed Brahmi. D’autres soupçonnaient un complot visant à obliger Ennahdha à partager le pouvoir dans une perspective de l’en écarter plus tard. C’est ce qui explique les déclarations et les contre-déclarations en provenance des leaders d’Ennahdha, au point de contredire le patriarche lui-même, Rached Ghannouchi.
Quitter ou ne pas quitter le pourvoir ? Telle est la question !
Les deux traditionnels camps, les faucons et les modérés, se sont trouvés plus que jamais en confrontation. Car chacun prétendait avoir la solution pour sortir le parti de l’impasse avec de moindres dégâts. L’acceptation ou non du dialogue national était une vraie épreuve pour le parti, puisqu’une bonne partie de ses militants n’est toujours pas convaincue de l’utilité de s’y engager, d’autant plus qu’elle y voit une tentative de la part de l’opposition d’évincer définitivement Ennahdha du pouvoir. D’où les longues semaines perdues avant que le parti islamiste n’accepte la feuille de route du Quartet parrainant le dialogue. Mais ce n’était qu’une manœuvre, pour se précipiter ensuite afin de provoquer le blocage du dialogue en insistant sur le nom d’Ahmed Mestiri comme chef du prochain cabinet de technocrates.
En résumé, deux visions existent actuellement dans le parti : la première est adoptée par le clan des faucons (Ali Laâriydh, Ameur Laâriydh, Abdellatif Mekki, Fethi Ayedi, Abdelhamid Jelassi, Mohamed Ben Salem, Lotfi Zitoun….). Ces derniers estiment qu’il ne faudra pas lâcher le pouvoir avant la tenue des élections. Entre-temps, il faut conserver l’ANC et la présidence de la République. Quant au gouvernement, il est nécessaire de s’y maintenir au maximum et s’il faut vraiment le lâcher, alors le scrutin devrait être organisé dans deux ou trois mois maximum, après la formation d’un gouvernement de technocrates. «L’objectif étant d’empêcher ce cabinet de faire des changements au niveau des nominations effectuées par Ennahdha dans les rouages de l’État, et de garantir, de ce fait, ses chances de revenir au pouvoir», explique Hamadi Redissi, politologue.
La deuxième vision est celle du camp des modérés, représenté par Hamadi Jebali, Abdelfattah Mourou, Samir Dilou, Noureddine Bhiri…ce camp semble avoir compris que s’obstiner à garder le pouvoir au risque de plonger encore le pays dans une crise de plus en plus profonde et de perdre tout soutien de l’extérieur ne peut qu’à la chute d’Ennahdha et pourquoi pas au scénario égyptien. Pour cela, il est plutôt prêt à trouver un compromis avec Nidaâ Tounes. «L’idée est de sortir un moment du pouvoir, histoire de faire oublier aux Tunisiens le bilan catastrophique du règne des islamistes, et de revenir ensuite, après le scrutin», explique Redissi.
Mais là où les deux camps se rejoignent, c’est qu’il faut rapidement organiser les élections, de peur que l’opposition, ayant réussi à imposer un cabinet de technocrates, ne décide de les reporter à une, voire à deux. Il y a aussi l’éternelle peur, chez les islamistes, de se retrouver de nouveau en prison et qu’on leur demande des comptes pour les abus commis durant leur règne. Par exemple, l’utilisation de la chevrotine pour réprimer les manifestants à Siliana en novembre 2012 ne passera pas sans sanction légale, si jamais Ennahdha quittait le pourvoir.
Ghannouchi, le médiateur
Beaucoup de militants dans ce parti redoutent le retour en force des représentants de l’ancien régime qu’ils soupçonnent d’être animés d’une rancune tenace à leur égard. Et malgré les promesses données par le Front du Salut durant les négociations ainsi que par certains pays étrangers que ce scénario ne se produirait pas, les inquiétudes des nahdahouis restent intactes.
Et qu’en est-il de la position de Ghannouchi dans tout cela ?
Rached Ghannouchi cherche à jouer le médiateur entre les deux camps. Il serait plutôt proche du deuxième camp, celui des modérés. Mais il est conscient du rapport de forces qui existe dans le parti, lequel va plutôt en faveur des radicaux, ayant les bases en leur faveur. Malgré sa position, le chef du parti ne peut pas contredire la majorité. Cela ne l’empêche pas de chercher à convaincre les plus réticents de l’utilité de ses choix en usant de son pouvoir, de son charisme et de sa légitimité historique au sein d’Ennahdha. Sa mission n’est pas facile, d’autant plus qu’il se doit, de plus, de tenir ses promesses envers les partenaires politiques nationaux et les forces étrangères.
Maintenir le parti compact s’avère, désormais, être une tâche difficile, puisque les cris d’insatisfaction qui étaient auparavant tus à l’intérieur du parti, se sont maintenant multipliés et se sont transformés en dissension. Certes les démissions ne sont pas nombreuses actuellement, mais il est très probable qu’elles augmenteront. Après Manar Skandrani, Abdelhamid Troudi et Riadh Chaïbi, à qui le tour maintenant ?
Ennahdha est appelé à faire un choix : ou réussir le dialogue, au risque de perdre des militants, ou ne rien céder sur le pouvoir et mener la Tunisie vers le chaos.
De ce choix dépendra non seulement l’avenir du parti, mais de toute une nation.
Par Hanène Zbiss