« A l’ouest rien de nouveau »
Partout, lors des crises politiques, les intellectuels mettent en scène leur mobilisation publique. Pilier de cette représentation, la prise de position conforme aux normes du bien public qui attire l’approbation et, par ce biais, sert l’intérêt particulier. Une fois la pétition médiatisée, la geste sabre le reproche adressé aux demeurés bras croisés, face au danger quand bien même ce énième écrit reprend les propos déjà dits et répétés jusqu’à la nausée, Mais le talon d’Achille outrepasse l’initiative plus ou moins utile, car l’efficacité symbolique de la théâtralisation donne un coup d’épée dans l’eau, quand la problématisation abstraite rate la situation concrète. Les intellectuels ! Quels intellectuels ?
Pour devenir imam, djihadiste ou pas, un cursus éducatif aboutit au diplôme conclusif.
Avec El Azhar ou La Zitouna qui donna Fadhel Ben Achour, on ne badine pas. Nous avons là une lignée providentielle de très grands intellectuels. Dans ces conditions, le clan des modernistes présumés, parfois donné à voir par lui-même pour unique et irremplaçable, cède à la tendance narcissique d’occulter la pluralité où il patauge les yeux fermés.
Evacués ou stigmatisés par leurs ennemis jurés, les enturbannés appartiennent au monde social où ils drainent les milliers de recrues dégagées ou non de la précarité. Elles troquent l’allégeance contre la reconnaissance.
Le discours culturel dispute aux progressistes l’hégémonie culturelle, quel serait donc le présupposé de pareille cécité ?
Sous le couvert de la division technique des professions, l’usage du mot « intellectuel » propulse les tenants de la cogitation monopolisée, au-dessus de la mêlée. Une espèce de condescendance maquille cette arrogance. Nous avons signés un bout de papier, sans réinventer la poudre, donc nous voilà sur le front même sans kalachnikov ni canon. Les accapareurs des hauteurs sociales colportent une hiérarchisation des travailleurs par la plume, le marteau, la faucille et le fusil. L’intellectuel plane là-haut et le manuel, plombier ou laboureur des champs occupe les bas-fonds. Cet orgueil de l’intellection provoque le ressentiment de l’ouvrier, du soldat et du paysan. Sans la soif et la folie des grandeurs, comment expliquer le rush des petits bourgeois devenus professeurs vers les sommets de l’Etat aussitôt dégagés par les émeutiers ? De manière exemplaire, ce constat illustre à quel point les autoproclamés désintéressés peinent à persuader les travailleurs manuels et les chômeurs de leur désintérêt.
Parvenu au pouvoir, le monopoleur du savoir éveille le soupçon d’organiser la ruée vers l’avoir. Sur quelles observations les moins favorisées campent-ils pareille accusation ? Le 6 septembre, le tenant du rayon poissons d’une grande surface à El Manar 1 me dit : « que nous, avec de faibles salaires, demandions des augmentations ça se comprend, mais les instituteurs et les professeurs gagnent assez.
Il devraient s’abstenir de réclamer plus quand le pays descend dans le précipice (el blad habta fil hawya) ».
Deux autres employés rejoignent le dialogue et le poissonnier poursuit : « je vis depuis longtemps à Hay Ettadhamen. Je ne suis pas d’accord avec ceux qui cherchent à partir au djihad, mais si tu donnes de l’argent et de la considération à quelqu’un qui n’a rien, il va rejoindre la Libye, l’Irak ou la Syrie. Là-bas, dès le premier jour, ils te félicitent pour avoir choisi de servir l’islam et ils te nomment à un poste. Tu n’étais rien et u devient quelqu’un. Wallah plusieurs attendent la venue de Baghdadi ».
Deux sphères, croyance religieuse et lutte de classe interfèrent. La réclamation d’une augmentation à l’heure de la récession nourrit l’indignation de l’exclu insurgé contre l’inclus.
Boucle-la ou tu es mort
Les commentateurs prompts à déclarer le spectre daéchien déjà là, n’auraient donc peut-être pas tout à fait tort. Dès lors, est-ce encore le temps approprié à la programmation de réunions, congrès ou commissions focalisés sur le djihadisme armé ?
Pour inventer quoi ? Pour dire quoi ? Pour faire quoi ? Les uns, sans décence, recommencent la même dans l’heure où l’autre avance. A ces questions, le décapiteur a déjà donné sa réponse.
Chez l’héritier présumé du prophète, les choses sont dites pour être faites. A l’assemblée ou ailleurs, l’heure des palabres interminables est terminée. Une incompatibilité radicale source le combat engagé entre la tradition et la modernité. A quoi sert d’ergoter sur l’égalité entre les femmes et les hommes à l’instant même où l’adversaire sanguinaire élargit son rayon d’action et soumet la féminité au diktat de la masculinité ?
Chercher encore le compromis à la Ghannouchi, c’est avancer les yeux bandées vers un puits. Aujourd’hui, les menaces de mort adressées aux sièges de certains médias déterrent de manière encore plus claire la hache de guerre brandie contre l’idée contraire. A l’air du temps, ces messages ajoutent leur grain de sel criminel avec deux gros avantages et un mince inconvénient.
L’agressivité du salafisme délivre un certificat de modernisme, l’intérêt porté aux écrits gratifie et la perspective d’une balle punitive emballe un peu moins l’esprit.
Néanmoins rien ne parviendra jamais à décapiter une libre expression de la pensée.
Magazine Réalités 1551-1552