Aucun projet de loi n’a fait couler autant d’encre, susciter autant de polémiques et de spéculations. Les médias n’ont pas raté l’occasion en relayant, à travers tous les supports, des points de vues divergents, des lectures contradictoires et des prises de bec qui ne respectent souvent ni règles déontologiques et encore moins le respect de l’avis contraire. Même les instituts de sondage ne sont pas demeurés en reste. A l’instar de la dernière élection présidentielle qui a divisé les Tunisiens entre pro Esebssi ou de Marzouki, ce projet de loi divise les Tunisiens en deux camps distincts : les pour et les contre.
Le paradoxe, réside dans le fait que cette polémique enfle au moment où la plupart des personnes interrogées dans les différents sondages ignorent presque tout du contenu de cette initiative. Les plus avertis ont basé leurs positions sur des articles de presse ou des émissions télévisées. Neuf Tunisiens sur 10 n’ont pas lu ce projet de loi, selon Sigma Conseil. Loin de tout calcul politique qui a jusqu’ici alimenté toute prise de position de dénonciation ou de soutien de ce projet de loi, la question qui revient se réfère à l’impact économique et financier qu’aurait cette loi ?
Pourtant tout le monde connait la gravité de la crise que connait le pays, entré en récession technique avec, en sus, des perspectives de croissance pour l’année 2015 pessimistes, ne dépassant pas 1% selon le FMI. En même temps, l’investissement ne décolle pas et toutes les promesses nourries de l’arrivée de sources de financement des pays du Golfe, de l’Amérique et d’Europe ont tourné à la déception.
C’est pour cette raison que les initiateurs du projet de loi l’ont présenté comme une bouée de sauvetage dans le contexte actuel et le moyen le plus sûr pour stimuler l’initiative et restaurer la confiance des opérateurs. En effet, un certain nombre d’hommes d’affaires et de chefs d’entreprises que ce projet de loi concerne se trouvent bloqués et dans l’incapacité totale d’investir. En même temps, les entreprises objets d’opérations de confiscations sont presque en cessation d’activité, avec une érosion dangereuse de leur production et de leur productivité.
En fait que prévoit ce projet de loi organique ?
L’article 1er du projet de loi sur la réconciliation économique et financière détermine d’emblée la portée de cette initiative présidentielle. Il s’agit ni plus ni moins de tourner la page du passé et encourager le processus de justice transitionnelle afin de favoriser les investissements et remettre sur les rails l’économie tunisienne. Vaste programme pour une loi si controversée.
L’article 2 prévoit aussi la fin des poursuites et des jugements contre les fonctionnaires publics coupables de malversations financières exception faite d’actes de corruption.
L’article 7 prévoit, quant à lui, l’amnistie pour les délits liés aux changes et les délits fiscaux. En contrepartie, les fraudeurs se verront obligés de restituer les montants détournés et les bénéfices générés majorés de 5% à un «fonds de dépôt et de conciliation» qui financera des projets de développement régionaux mais aussi les petites entreprises.
Enfin, ce projet de loi de réconciliation économique et financière nationale prévoit l’institution d’une «commission de réconciliation» rattachée au Premier ministère et chargée de recevoir les dossiers et de régulariser les demandes faites auprès d’elle dans un délai de 3 mois, après restitution des avoirs spoliés. Cette commission est composée de sept membres pour la grande majorité représentants du pouvoir exécutif.
Amnistie fiscale et de change
L’Institut arabe des chefs d’entreprises (IACE) fait partie des rares institutions qui ont fait une analyse purement économique de ce projet de loi et de son impact sur l’économie nationale.
L’IACE estime « que si le projet de loi de réconciliation économique et financière doit se fixer un objectif en termes de résultats, il devra permettre la réalisation au moins d’un objectif quantitatif, à savoir 1,8% du PIB, soit l’équivalent de 1500 millions de dinars (entre revenus directs d’amnistie et de réconciliation, et indirects, liés aux effets multiplicateurs sur l’investissement privé et au climat des affaires en général )».
Selon l’Institut arabe des chefs d’entreprise, « le contenu de cette loi s’apparente à un dispositif d’amnistie fiscale et de change » tout en faisant des simulations sur le volume des fonds à récupérer. L’IACE a formulé des interrogations sur l’allocation des fonds collectés et les mécanismes qui seraient mis en place pour les gérer. Parmi les questions posées, on peut mentionner, les effets attendus sur le développement régional, les fondamentaux de l’économie et les finances publiques ?
A ce propos, l’on mentionne que les dispositions en matière d’amnistie de change présentent les mêmes similitudes avec la loi d’amnistie de change décrétée en 2007. Cette loi, précise-t-on, n’avait pas produit les résultats escomptés et son apport financier à l’économie du pays a été dérisoire. Les raisons de cet échec sont attribuées aux « dispositifs contraignants, liés à la réglementation de change en vigueur dans notre pays ». La loi de 2007 prévoit de régulariser la situation des résidents disposant de ressources en devises. Elle prévoit le dépôt des devises faisant l’objet de l’amnistie, dans des comptes spéciaux. Les personnes amnistiées sont tenues, en contrepartie, de payer à l’Etat 5% de la valeur de leurs avoirs en devises, de leurs revenus et de leurs bénéfices.
Le présent projet de loi organique sur la réconciliation économique stipule quant à lui « qu’une déclaration permettra l’amnistie, à condition de payer une somme égale à la valeur de l’argent public détourné à laquelle il faut ajouter une majoration de 3% pour chaque année, à compter de l’année où les faits ont été commis ». L’article 8 du projet de loi précise, entre autres, que « les évadés fiscaux sont tenus de rapatrier tous les fonds détenus à l’étranger en payant une somme forfaitaire équivalente à 5% du montant rapatrié ».
Pourtant, les expériences réussies montrent que les pays qui ont décrété l’amnistie de change ont réussi à récupérer 7,3% de la valeur des avoirs liquides, actifs financiers et biens immeubles détenus par leurs résidents à l’étranger.
La Tunisie peut récupérer jusqu’à 3 milliards de dinars
Pour l’IACE, il est difficile d’avancer une estimation de la valeur des avoirs liquides, actifs financiers et biens détenus par les résidents tunisiens à l’étranger que la Tunisie pourrait récupérer de cette opération. En se basant sur les expériences réussies, l’IACE est parvenu quand même à faire une simulation. « Si nous retenons le taux de recouvrement moyen, mesurant la capacité de renflouement des ressources en devises, qui est de l’ordre de 7,3% ceci nous ramène à un objectif de déclaration de 3,08 milliards de dinars », précise le document élaboré par l’IACE. Un problème se pose cependant à travers la lecture de l’article 5 du projet de loi. En effet, cet article stipule qu’une « simple déclaration » permet l’amnistie. Faut-il croire que des gens qui ont détourné des sommes énormes sur des comptes à l’étranger illégalement, seront capables aujourd’hui de rapatrier ces mêmes sommes en plus des intérêts ? Est-ce que le gouvernement aura les prérogatives ou les moyens de vérifier les déclarations de ces amnistiés ? Le projet ne fournit aucune réponse à ce propos.
Dans la tourmente soulevée par cette initiative présidentielle, certains affirment que le pays a assez perdu de temps et d’opportunités en versant dans des surenchères peu fécondes. Accélérer les réformes dans tous les domaines d’activités serait la planche de salut pour la Tunisie dans cette étape cruciale dans son processus de transition démocratique.
Point de vue
Radhi Meddeb, (PDG de Comete Ingineering)
Des questions qui méritent réponses
Sur le plan des principes, il est important que la réconciliation de toutes les composantes de la société tunisienne ait lieu au plus vite et que le pays se remette au travail, mobilise toutes ses capacités et les dédie à la guerre contre le terrorisme, à la construction de ses nouvelles institutions et à la relance de son économie sur des bases saines, solidaires et durables.
Toute initiative allant dans ce sens doit être accueillie avec intérêt et saluée avec respect.
L’initiative du président de la République, annoncée lors de la commémoration de la fête de l’Indépendance, le 20 mars dernier et concrétisée depuis par le projet de loi adopté récemment par le conseil des ministres va dans ce sens-là.
Il est important de s’assurer qu’une telle initiative, importante et courageuse, s’inscrive dans le respect des institutions mises en place par la nouvelle Constitution et dans le respect de leurs prérogatives.
Le moins qu’on puisse dire aujourd’hui est que cette initiative a suscité une certaine polémique sur sa compatibilité avec les prérogatives et attributions de l’Instance Vérité et Dignité et plus généralement avec le processus de la justice transitionnelle.
Plusieurs questions importantes se posent et doivent trouver des réponses satisfaisantes pour que l’initiative préserve ses chances d’aboutissement dans la sérénité et permette d’atteindre les objectifs escomptés:
1- Ce texte semble concerner 39 hommes d’affaires et près de 400 fonctionnaires de l’Administration. Il serait utile de savoir de qui parle-t-on? Quelle a été par le passé la contribution de ces hommes d’affaires dans la création réelle de richesses dans le pays? Dans quelle mesure ces hommes d’affaires contribueront-ils, suite à cette réconciliation, à la relance économique?
2- Une simulation des retombées de cette loi, à la fois en termes de montants à collecter, d’investissements à générer ou de croissance à espérer, a-t-elle été réalisée?
3- La réconciliation seule permettra-t-elle de comprendre les errements du passé, pourquoi en sommes-nous arrivés là et comment pourrions-nous nous organiser pour éviter que de tels dérapages graves puissent se reproduire à l’avenir, au détriment des institutions et de l’intérêt général?
4- La simple transaction financière absout-elle les dérives du passé et les torts portés à la collectivité?
5- L’enjeu de cette loi est-il le même pour les hommes d’affaires concernés et ceux des fonctionnaires, certes condamnables, qui se sont mis par discipline ou par complaisance au service de l’ancien régime et n’ont tiré aucun avantage personnel de leur comportement ? Aujourd’hui, l’Administration est plombée, au-delà de tous les maux que l’on connait, par la peur de prendre la moindre initiative et il est urgent qu’elle se reprenne.
Partout ailleurs, et notamment en Afrique du Sud, au Chili ou en Roumanie, seule la compréhension des erreurs du passé, les éventuelles excuses présentées par les fautifs à la nation et accessoirement les transactions financières qui les ont accompagnées ont permis une véritable réconciliation nationale.
L’écueil à éviter est que la réconciliation enterre la justice transitionnelle ou ne la transforme en simple justice transactionnelle.
Il faut également s’assurer que si la possibilité de transiger est envisagée par la loi, que cela se fasse selon des critères précis, en toute transparence et au bénéfice de tous ceux qui en relèveraient.