Une table ronde présidée par Samir Dilou, ministre des Droits de l’Homme et de la Justice transitionnelle, s’est tenue ce samedi 7 décembre 2013, sur le thème "Archives et vérité" au siège du ministère des droits de l'Homme, Au Bardo. Les participants, venaient d’horizons divers, universitaires, syndicat des journalistes, juristes et activistes de la société civile. Ils ont discuté de la polémique de la semaine, le Livre Noir, dans le cadre d'un processus de justice transitionnelle.
Ce pavé de 354 pages, lancé dans une mare politico-médiatique qui déborde depuis bien longtemps, déchaîne toutes les passions. « Le système de propagande sous Ben Ali » édité par le département de l’Information et de la Communication de la présidence de la République, a été révélé au public le 28 novembre 2013 avant d’être mis en libre consultation sur la toile. Il prétend dévoiler le système de corruption en constituant une liste nominative et forte de détails de plus de 500 personnes : entreprises de presse écrite et audiovisuelle, politiques, universitaires, avocats, hommes d’affaires, le tout confondu. Les auteurs anonymes affirment dès la préface qu’il n’y a aucun esprit de vengeance ou de diffamation dans ce livre mais confessent dans le même temps qu’ils n’ont pas eu accès à toutes les archives, certaines ayant été détruites. Des archives partielles donc, qui jettent le discrédit sur le contenu du fameux livre. Des listes infinies de noms et prénoms, parfois simplement un prénom ou encore un surnom, sans logique méthodologique et des accusations qui n’épargnent pas la vie privée des présumés coupables. Etrangement, Moncef Marzouki a, lui, le droit à une quinzaine de pages élogieuses. On n’est jamais mieux servi que par soi-même, ironise le dicton bien connu.
Les réactions ne se sont guère fait attendre. Plusieurs acteurs de la scène politique, médiatique et de la société civile ont ainsi vu dans ce brûlot, une véritable infamie. Contraire à la présomption d’innocence, l’ouvrage crie haro sur les « criminels » et les cloue au pilori sans autre forme de jugement, aucune preuve et des faits décontextualisés, mais surtout une valeur juridique inexistante.
« Ce livre peut renvoyer tous ses auteurs directement en enfer »
D’un point de vue juridique, le Livre noir n’a aucune légitimité. Amine Mahfoudh, expert en loi constitutionnelle, est intervenu sur les ondes de Jawhara FM, mercredi 4 décembre 2013, pour expliquer que tous les auteurs du livre ont transgressé la loi n°95 de l'année 1988 relative à l'exploitation des archives, ainsi que la loi fondamentale n°63 de 2004 relative à la protection des données à caractère personnel. Selon lui, Moncef Marzouki encourt une peine de prison pour avoir enfreint ces lois, alors qu' "il a prêté serment lors de son investiture s’engageant à respecter les lois tunisiennes". Amine Mahfoudh a poursuivi en déclarant que chaque nom mentionné dans le Livre noir était en droit de déposer un recours contre le Président provisoire de la République. Les Tunisiens ont le droit et le devoir de découvrir la vérité sur le système de corruption, mais pas aux dépens de la vérité elle-même et non pas en dehors de la justice transitionnelle.
L’importance du cadre juridique
Samir Dilou, ministre des Droits de l’homme et de la Justice transitionnelle, a présidé une table ronde samedi 7 décembre 2013 au ministère de la Justice sur le thème : "Le rôle des archives et de la découverte de la vérité dans la justice transitionnelle ". Le ministre s’est avoué contraint de son devoir de réserve et qu’il ne pouvait en être autrement après la publication d’un tel ouvrage. Il a déploré une publication qui court-circuite la justice transitionnelle.
Les experts, quant à eux, ont déclaré unanimement que les archives étaient une propriété publique protégée par la loi avec des interdictions de diffusion et de consultation allant de 30 à 100 ans, sauf exceptions toujours prévues par la loi. Des archives qui doivent donc être étudiées en globalité et dans leur contexte puis complétées par les témoignages des impliqués. Le ministre a aussi proposé comme solution possible de mettre en place une instance choisie par l’ANC et composée par des victimes, des représentants de la société civile, des magistrats à la retraite. Il a enfin insisté sur le fait que le retard de la justice transitionnelle ne devait pas être un prétexte pour les institutions de l’État de se faire leur propre justice.
Dans un contexte politique fragile, la présidence de la République a fait fi de la justice en orchestrant la rédaction et la publication de ce livre noir. Sans doute que débloquer le dialogue national n’est pas une activité suffisamment badine pour le Président provisoire, il vaut bien mieux entretenir les animosités et souffler sur les braises. Son chef d’œuvre noir bat actuellement des records de consultations en ligne en Tunisie, espérons qu’il réussira à faire lire de la même façon la déclaration des droits de l’Homme, si chère à son cœur, et particulièrement ses clauses protégeant, de la calomnie, la vie privée de tout citoyen.
Par Esma Bensaïd