La bataille pour la finalisation de la Constitution s’annonce rude. La Commission des consensus travaille d’arrache-pied et voudrait résoudre les points les plus problématiques dans le projet avant le passage au vote article par article. L’opposition en fait un test de la sincérité de la Troïka à sortir le pays de la crise politique. Focus
Après des semaines de polémique autour du projet final de la Constitution et des accusations lancées envers les députés de la Troïka et notamment du coordinateur général de la Constitution, de falsifier le troisième brouillon, tout le monde s’est mis d’accord pour créer une Commission des consensus, présidée par Mustapha Ben Jaâfar. L’objectif est de dépasser les points de discorde dans le projet, avant le passage au vote, article par article.
La Commission, créée à la mi-juillet, est représentative de tous les blocs parlementaires et se veut un cadre de discussion afin d’éviter que le projet final de Constitution soit rejeté. Son travail a pris davantage d’importance, surtout après les évènements en Égypte, puisque la Troïka voudrait coûte que coûte éviter la répétition d’un tel scénario. En outre, les menaces de révolte de l’opposition, si jamais la finalisation d’une Constitution consensuelle n’a pas lieu et si le travail de l’ANC ne prend pas fin avant le 23 octobre prochain, lui mettent encore de la pression.
Adoption d’une méthodologie de travail
Par souci d’efficacité les 19 membres de ladite Commission ont choisi une méthodologie de travail différente pour gagner du temps. «Nous avons défini des règles qui doivent être respectées par tous !», précise Lobna Jeribi, députée d’Al Massar et appartenant à la Commission.
Avant d’entamer leur travail, les membres ont d’abord commencé par fixer une liste de tous les points de divergence. Ensuite, ils se sont mis d’accord pour discuter, non pas en partant de zéro, mais sur la base de propositions de nouvelles formulations des articles controversés.
Une autre mesure méthodologique est la classification de ces articles en deux catégories : une première, comportant les points les plus épineux, comme le préambule, l’article 141 relatif à l’Islam en tant religion de l’État, le chapitre sur les prérogatives du président et l’article sur la liberté de conscience. Il est impératif que les controverses concernant ces sujets soient résolues avant le vote article par article du projet de la Constitution. La seconde catégorie couvre les questions spécifiques telles que celles relatives aux droits des enfants et ceux des handicapées… Ces questions pourraient être discutées au fur et à mesure que se déroulera le vote. «L’idée est de dépasser les problématiques qui pourraient empêcher l’adoption de la Constitution», souligne Zied Laâdhari, député d’Ennahdha et membre de la Commission.
Jusque-là, les membres de la Commission ont pu trouver un terrain d’entente sur l’amélioration de la formulation de l’article 48. En effet, cet article précise les restrictions relatives aux droits et libertés garanties par la Constitution. Le risque était que des lois prohibitives soient adoptées au nom de la protection de la défense nationale et de la sécurité publique. La Commission a convenu que les restrictions ne devraient pas être contraires aux principes de l’État démocratique et civil.
Elle devrait, ensuite, s’attaquer aux articles relatifs au pouvoir judiciaire pour garantir l’indépendance de la justice.
Islam : religion de l’État ou de la Tunisie ?
Parmi les points qui risquent de susciter un vif débat au sein de cette Commission, la modification de l’article 141, qui reconnaît clairement que l’Islam est «la religion de l’État», ce qui est contradictoire avec l’énoncé des articles 1 et 2 de la Constitution. En effet, dans ces deux articles il est dit que l’Islam est la religion du pays et pas de l’État et que «la Tunisie est un État à caractère civil basé sur la citoyenneté, la volonté du peuple et la primauté du droit.»
La formulation du préambule pose aussi un problème, notamment en fondant la Constitution «sur la base des enseignements de l’Islam et de ses finalités», ce qui pourrait ouvrir la porte à interprétation et donc à la possible instauration d’un État théocratique.
Par ailleurs, l’équilibre entre les pouvoirs nécessite d’être clarifié, voire rectifié, notamment en ce qui concerne le rapport entre le président de la République et le Premier ministre. Dans l’article 76 on énumère les domaines de compétence du président de la République, mais on exige que leur exercice soit «en harmonie avec la politique générale de l’État». Or, il est précisé dans l’article 90 que c’est le «chef du gouvernement qui détermine la politique générale de l’État». D’où un déséquilibre des pouvoirs au profit de la présidence du gouvernement.
La Commission de Venise et la HAICA relèvent les contradictions
Ces contradictions et d’autres ont été pointées par la Commission de Venise du Conseil de l’Europe qui vient de publier ses observations sur le projet final de la Constitution tunisienne. Un texte de 41 pages où est analysée, point par point, la conformité de ce texte aux dispositions du droit international en ce qui concerne le respect des Droits de l’Homme et des principes démocratiques.
Les onze rapporteurs de ladite Commission ont mis l’accent sur «de possibles tensions entre l’Islam et les principes de pluralité, neutralité et non-discrimination», tout en recommandant une reformulation de l’article 6 pour que «soit spécifiquement proclamée et garantie la liberté de culte». En effet, cet article énonce que «l’État est le garant de la religion. Il garantit la liberté de conscience et de croyance et le libre exercice du culte, il est le protecteur du sacré, garant de la neutralité des lieux de culte par rapport à toute instrumentalisation partisane». La Commission de Venise a estimé que la formule : «l’État est le garant de la religion» est ambiguë, car on ne peut savoir s’il s’agit de protéger la religion en général ou de la religion dominante, l’Islam. Si c’est le second cas, cela supposerait une forme de discrimination entre les différents cultes et croyances, à l’opposé de ce que stipulent les standards internationaux. Par ailleurs, la Commission a considéré que l’expression : «l’État est protecteur du Sacré» est contradictoire avec le caractère civil de l’État, lequel n’a pas la compétence de définir ce qui est «sacré» ou non. En outre, une telle formule pourrait ouvrir la porte à la légitimation de la criminalisation du sacrilège ou du blasphème. Enfin, la Commission de Venise a recommandé de «reformuler l’article 6 et d’insérer une disposition spécifique dans le chapitre II, proclamant la liberté de religion, conscience et croyance et contenant explicitement la garantie de la liberté d’avoir ou d’adopter une religion ou une conviction de son choix, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction, individuellement ou en commun, tant en public qu’en privé, par le culte et l’accomplissement des rites, les pratiques et l’enseignement.»
La liberté d’expression se trouve, elle aussi, menacée dans le projet actuel de la Constitution. La HAICA (Haute autorité indépendante de la communication audio-visuelle) vient de proposer des modifications qu’elle compte soumettre à l’ANC. En effet, la HAICA met en cause les dispositifs inscrits dans les articles 30 et 31, lesquels énoncent que la liberté d’expression et d’accès à l’information est limitée par des restrictions relatives à la sécurité nationale et aux droits des tiers. Elle critique, en outre, les articles 122 et 124, relatifs aux institutions constitutionnelles dont l’indépendance administrative et financière n’est pas garantie. Aussi, l’instance de l’information, instaurée par l’article 124 et dont la mission est «la régulation du secteur de l’information» pourrait constituer un nouveau «ministère de l’Information», puisqu’elle va contrôler, à la fois le secteur audiovisuel et celui de la presse écrite qui est normalement soumis à l’autorégulation.
L’opposition maintient la pression
La Commission des consensus devrait résoudre ces questions épineuses, le plus rapidement possible, faute de quoi une crise pourrait se déclencher au niveau de l’ANC, mais aussi du pays. Car les députés du bloc démocratique n’ont pas l’intention de passer au vote article par article du projet de la Constitution sans les rectifications nécessaires. «Il est impossible pour nous d’accepter un projet qui ne soit pas meilleure que la Constitution de 1959», affirme Nadia Chaâbane, députée d’Al Massar.
L’opposition compte utiliser plusieurs instruments de pression pour empêcher l’adoption d’une Constitution qui ne serait pas consensuelle. La démission collective de l’ANC est envisageable, selon une source proche de Nidaa Tounes qui tâte déjà le terrain dans ce sens. Il est possible aussi d’organiser des sit-in à l’extérieur de l’Assemblée, de mobiliser l’opinion publique et même de sortir dans la rue, en rejoignant le mouvement Tamarrod, lequel continue de recueillir ses 2 millions de signatures en vue de renverser l’ANC et le gouvernement. «Nous sommes en train d’exercer une forte pression sur la Troïka afin d’apporter les modifications nécessaires au projet de Constitution. Je pense qu’il n’est pas dans son intérêt de maintenir ses positions initiales, car elle sent que nous pouvons passer à des actions plus spectaculaires et que nous serons soutenus par la population. C’est pourquoi ses députés sont en train de céder sur plusieurs points et nous finirons par obtenir gain de cause», assure Samir Bettaieb, député d’Al Massar.
La Troïka : multiplication des tentatives de dialogue
De son côté, Sahbi Attig, président du groupe parlementaire d’Ennahdha affirme que «son bloc n’est pas en train de faire des concessions, mais de chercher le consensus.»
Le scénario égyptien semble peser sur l’ambiance politique générale dans le pays et à l’ANC. Le parti islamiste sait aujourd’hui que le rapport de force est en train de changer et ne voudrait pas finir en dehors de la sphère du pouvoir. D’où ses tentatives de rechercher des terrains d’entente à propos de la Constitution et d’apaiser la crise. En témoigne la reprise des pourparlers avec les différents partis politiques, engagés par le chef du gouvernement et par le président de la République, qui vont dans cette direction et la création d’une «Commission de communication» dans le but d’améliorer l’atmosphère générale, en prévision de l’organisation des élections.
Reste à savoir si la Troïka sera sincère cette fois-ci dans son intention à apporter des solutions aux principaux points de discorde, à savoir la fixation de date précise pour les élections, la finalisation de la Constitution, la dissolution des Ligues de protection de la Révolution et la révision des nominations partisanes.
Une chose est sûre cette fois, l’opposition a fixé une date butoir, le 23 octobre. Au-delà, elle déclarera la désobéissance civile.
Hanène Zbiss