Je quitte souvent la ville européenne et m’enfonce dans la médina, où certaines mœurs, tombées en désuétude, s’effacent plus lentement. Dans cette atmosphère apaisante et spirituelle survit et s’exhibe encore un mode de vie particulier qui, dans les beaux quartiers de Tunis, est condamné à l’oubli. Je mesure la finesse décontracté des habitants et j’apprécie leur langage, leurs reparties et leurs bons mots ; à l’occasion, je fais un peu renaître le passé, en marge du béton et du bruit du grand Tunis. Je remonte au Tunis cosmopolite d’autrefois où se côtoyaient Arabes, Juifs, Maltais, Italiens et Français et qui a permis jadis l’éclosion d’un humour bien tunisien qui avait ses codes et ses références.
Les gens de l’époque déploraient déjà le temps qui passe et affirmaient qu’ils ne riaient plus comme avant et que l’humour vivait ses derniers jours. Ils racontaient à leurs descendants pendant les longues et paisibles soirées d’hiver, sans radio et sans télé, des histoires que personne n’a jamais écrites et entonnaient des chansons qui n’ont jamais été enregistrées.
Ils dépeignaient, par exemple, leur émotion, lorsqu’ils ont pris pour la première fois de leur vie le tramway électrique qui a remplacé les trams à chevaux : le grincement de la ferraille, les étincelles en haut des perches, le wattman peu sûr de sa conduite, qui s’arrête en dehors de la station. Pour les aider à vaincre la peur, des bénévoles ont inventé des réclames, sous la forme de chansons lénifiantes, en comptant sur le bouche à oreille pour faire passer le message.
Pareil pour le téléphone qui effarouchait les bonnes gens avec sa sonnerie tonitruante et que nos aînés saisissaient avec précaution comme s’il pouvait leur exploser dans les mains.
Une chanson les invitait également à ne pas hésiter à prendre l’écouteur et à dire courageusement allô !
Dans la rue une panoplie de scénettes amusait les passants: les cris des vendeurs de sucreries et des marchands des quatre saisons, les litanies des mendiants. Et, de temps à autre, le chant langoureux de la daggaza, la liseuse d’avenir ou du roba vecchia. Poètes, comiques, amuseurs et humoristes ont autrefois vécu ici et décrit la population bariolée, les dialectes pittoresques, les jargons et pataquès savoureux. Ils narré aussi leurs virées à la Petite Sicile, la Petite Calabre, la Petite Malte et ses nombreux quartiers juifs, grecs ou espagnols.
Le contact avec les Tunisois d’aujourd’hui, rigides et coincés, n’a pas le charme et la simplicité d’autrefois. A l’époque, le Tunisien était paisible, point belliqueux, trop humble pour se plaindre, trop indulgent pour se fâcher et surtout prompt à prendre indifféremment le rôle de victime de bourreau.
Le beldi, celui de la médina et des souks est particulier. Son humour est consensuel et complice, il faut le vouloir pour en tirer partie. Parfois, comme dans cette scène, il n’y a rien pour soutenir le rire, aucune histoire, aucun gag, seulement l’envie de communier dans la bonne humeur. Pour une bonne plaisanterie, les artisans des souks étaient prêts à tout et il leur arrivait, pour rire un bon coup, de jouer à leurs confrères des tours pendables.
Au Hammam Kachachine, non loin de la mosquée Zitouna, un homme rondelet, emmitouflé dans ses serviettes moelleuses, sort des bains, frais émoulu ; il perd l’équilibre dans ses grossiers sabots en bois et tombe. Sa chute fixe l’attention malveillante des clients arraisonnés sur l’estrade dans la pâleur limbique de ce temple de la propreté, dans l’attente d’être séchés et déclarés bons à sortir. Ils se tordent de rire et, pour assurer la relance, l’un d’eux réplique que notre homme est bon pour aller, encore une fois, à la mouillette. Un autre surenchère : ne te couche pas là-bas, c’est ici que je t’ai fait ton lit. Le rire étant contagieux, d’autres clients se joignent à eux et participent à leur liesse, et il est vrai que le tableau ne manque pas de mordant. Tout ce monde aurait payé cher pour continuer à s’amuser.
Du sucre sur la langue
Les pensées polies, la douceur et l’aménité du langage étaient particulièrement goûtées de ce côté de Tunis. Les proverbes disaient « Mettez un peu de sucre sur votre langue et vous trouverez sur votre chemin une mère meilleure que la vôtre », ou « Le langage affable peut éteindre une dette. » Les rustres étaient aussi légion dans la ville vieille. Certains s’arrêtaient longuement devant leurs boutiques pour les épier et, qui sait ! être témoin d’une de leurs excentricités. Comme ce savetier, habile artisan à Tourbet El Bey, qui ne confectionnait des chaussures qu’aux clients dont la tête lui revenait.
Ces bourrus restaient généralement célibataires, parce qu’ils redoutaient plus que tout l’emprise des femmes. Encore aujourd’hui les Tunisiens, surtout les beldis, sont le sexe faible dans le couple. On les voit souvent embarrassés et on les entend bégayer dès qu’il s’agit d’organiser quelque chose avec eux. Ils savent à peine dissimuler que sans le consentement de leurs femmes, ils ne puissent rien entreprendre.
Cette femme beldia, mariée à un homme d’une extrême gentillesse, toujours prompt à lui faire plaisir, voulait tester encore une fois son allégeance et prouver à sa mère qu’elle tient bien les rênes du ménage. Ce jour là, elle eut l’idée complétement excentrique de l’envoyer faire goûter le sel des hlalem à sa mère qui habitait à quelques encablures de chez elle, ce qui poussa notre homme à traverser le souk El-blaghgia (des savetiers) à petits pas circonspects, le front emperlé de sueur, une cuiller à la main droite, tenue au niveau du visage pour surveiller la soupe des yeux et s’assurer qu’elle ne déborde pas. Lorsque sa belle mère est venue lui ouvrir la porte, elle eut un sourire malicieux en comprenant qu’il s’agit d’un nouveau caprice de sa fille. Elle goûta le sel et eut cette réponse ambiguë et pleine de sous-entendus : dis-lui de ne pas en rajouter, elle risque d’effaroucher les convives.
L’humour beldi ne s’embarrassait pas de scrupules ; jusqu’aux années soixante, les pièces radiophoniques faisaient feu de tous bois. Personne n’échappait à leur comique de situation plein de sarcasmes et d’extravagances discriminatoires: l’handicapé, l’infirme, le bégayeur… Et le noir qui semblait être encore à l’état d’esclave et qu’on chargeait généralement d’une grande dose de stupidité.
Le beldi est loin d’être audacieux, il est même souvent poltron. Il n’est point besoin de comédies de théâtre ou de farces radiophoniques pour plaisanter sa lâcheté. Mon mouton, mordu la veille de l’Aïd par mon chien loup, en a fait les frais, lorsque, me précipitant vers le domicile du vétérinaire, très beldi, qui n’habite pas loin de chez-nous, il me reçoit avec frayeur, comme s’il eût vu pour la première fois de sa vie un animal blessé. Il mit son coude devant ses yeux en répétant qu’il n’aimait pas voir le sang et en me priant de déguerpir au plus vite.
Le Zoufri et le Beldi
Les prolétaires citadins et les beldis étaient souvent voisins ; certains ouvriers ou petits commerçants auraient même pu être assimilés aux Tunisois de souche ou du fond de la jarre, n’eût été leurs faibles moyens. Beldis et ouvriers s’entendaient généralement bien ; rarement, un désaccord venait opposer le sens de l’humour du beldi à celui du zoufri, comme dans cette affaire qui a fait jaser la médina de Tunis pendant plusieurs années.
Du temps où régnait la loi du talion, un pauvre boucher se vit, à cause d’un petit larcin, condamné à l’amputation de sa main. Un juge voisin lui évita de justesse ce châtiment démesuré. Aussitôt, il le prit sous sa protection véreuse et il ne passa plus un journée sans qu’il ne lui rendisse visite, choisissant à sa guise les meilleurs morceaux de viande et se gardant bien de payer. Une fois, il poussa même l’outrecuidance jusqu’à demander à son vassal, qui a vendu toute sa marchandise, d’égorger un mouton, qu’il dépeça soigneusement pour son protecteur et que celui-ci emporta sans se soucier de la contrepartie. Un autre jour, voyant arriver son sauveur, notre boucher se trouvant de très mauvaise humeur, mit sa main sur la planche, l’amputa devant lui en utilisant son couperet le plus tranchant et la lui tendit, scellant définitivement le jugement suspendu.
Au cours de ma promenade dans le centre ville ou la médina de Tunis, je rencontre des beldis qui, sans intention aucune, suscitent le rire par un mode de comportement particulier qui se dégage d’une longue vie sans heurts, morne et rectiligne ; une vie qui permet le développement de toutes sortes de manies et d’obsessions. Au Marché central, je rencontre un lointain parent que je n’ai pas vu depuis la mort de ma mère, il y a quatorze ans. Il m’embrasse, me serre sincèrement contre lui et s’enquiert des nouvelles de la famille. Il semble plus intéressé par les décès que par les mariages et les naissances. Il représente un de ces spécimens, moins rares qu’on ne croit, dont l’affection réelle a besoin d’être nourrie par le malheur d’autrui.
Plus tard, aux souks, je bois un café avec un beldi, autrefois grand compositeur de musique. En me parlant, il me caresse le haut du genou ou l’avant bras. J’étais loin de lui en vouloir. Ces attouchements se font souvent et sans aucune arrière pensée. Connaissant sa femme qui semble être ignorante de la tendresse des hommes, je me dis en souriant qu’il doit se rattraper sur son propre sexe.
Les commérages sont le passe temps favori des beldis ; pas forcément méchants, ils meublent leur oisiveté, surtout celle de leurs femmes, traditionnellement affectées à l’espace domestique.
Mais, en fait, qu’est-ce qu’un beldi ? Wikipedia nous dit que les familles beldis d’autrefois possédaient au moins une habitation dans la médina de Tunis et que ses membres exerçaient un métier artisanal, bénéficiaient de rentes ou occupaient des fonctions politiques ou religieuses.
Que faire alors des notables de toutes les grandes villes et d’autres personnes, moins prospères qui se sont intégrés depuis des générations à la vie urbaine et qui revendiquent aujourd’hui le titre de beldi, comme si ils pouvaient en tirer quelque gloire. Qu’ils le prennent, ce titre ! Ils n’auraient vraiment pas de quoi en être fier ! Aujourd’hui on reconnaît les beldis surtout à leur décadence.
L.E .