L’événement, pourtant attendu depuis deux ans, fut une surprise. La Tunisie a une nouvelle constitution, et c’en est désormais fini de cette plainte récurrente dans la bouche des Tunisiens : « Et dire que la constitution n’est toujours pas terminée… »
La surprise n’a pas épargné les constituants eux-mêmes, étonnés dimanche 26 janvier de leur propre unanimité : 200 voix pour la Constitution, 12 contre, et 4 abstentions. Un vote historique en présence, pour la toute première fois depuis les élections à l’Assemblée nationale constituante (ANC), de l’ensemble des élus.
Applaudissements, « youyous », hymne national chanté à l’unisson… Entre fierté et émotion, les députés de la majorité et de l’opposition se sont réconciliés le temps d’une euphorie, s’embrassant et s’étreignant après s’être invectivés pendant trois semaines et demie de débats houleux. Le député du Watad Mongi Rahoui et l’élu d’Ennahdha Habib Ellouze se sont même fait l’accolade, alors qu’on les aurait dits quelques jours plus tôt prêts à s’entretuer.
Oubliées les insultes, les menaces, les polémiques, l’hystérie et les scènes parfois désolantes de ce que beaucoup n’avaient pas hésité à appeler sur les réseaux sociaux un « zoo » plutôt qu’une assemblée.
L’adoption de la constitution, dans la foulée de la présentation du nouveau gouvernement de technocrates de Mehdi Jomâa, fait espérer une sortie honorable de la crise politique qui ronge le pays depuis l’assassinat de Mohamed Brahmi le 25 juillet dernier.
La Tunisie, qui eut en 1861 la première constitution du monde arabe, fait de nouveau figure d’exception, se plaçant résolument comme un pays avant-gardiste dans la région et apportant un regain d’optimisme à un « Printemps arabe » qu’on croyait moribond.
Il est vrai que la Constitution comporte de nombreuses faiblesses, incohérences et formulations ambiguës. Réalités s’est, à plusieurs reprises au cours des dernières semaines, fait l’écho de ces faiblesses et des critiques adressées à juste titre par une partie de l’opposition et de la société civile à la nouvelle loi fondamentale. Mais aujourd’hui, l’heure est à la fête. Un peu de répit et d’espoir dans un contexte socio-économique et politique épuisant pour une grande partie de la population. Car nul doute que les semaines qui suivent et l’organisation des prochaines élections donneront l’occasion aux observateurs d’exercer une vigilance critique sur la suite du processus de transition.
La Tunisie bouscule les idées reçues
La Constitution n’est certes qu’une étape, mais quelle étape ! La Tunisie est devenue le premier pays du monde arabe à garantir la liberté de conscience et l’égalité entre « citoyennes » et « citoyens », et à faire de la parité hommes-femmes dans les assemblées élues un objectif. Le tout adopté par une assemblée majoritairement composée d’islamistes.
Un beau camouflet infligé aux partisans des théories orientalistes, nombreux en Occident et, de façon plus désolante encore, dans le monde arabe. À ceux qui, engoncés dans un relativisme raciste, restent persuadés que la démocratie n’est « pas faite pour les musulmans », que les Arabes sont « génétiquement » condamnés à la dictature. À ceux qui, se drapant dans un « progressisme » bon teint, ont dénoncé un « automne islamiste » après le « Printemps arabe » lorsque Ennahdha a gagné les élections.
La Tunisie bouscule les idées reçues et les prédictions apocalyptiques. Pas de théocratie, pas de coup d’État, encore moins de guerre civile, mais un refus de la charia, et un « État civil », guidé par « la primauté du droit ».
La nouvelle constitution est aujourd’hui à l’image de la Tunisie. Elle porte en elle toutes les différences de son peuple. Ses contradictions sont celles-là mêmes qui traversent la société tunisienne.
Résultat : ni vainqueur ni absolue satisfaction d’un camp politique l’ayant emporté sur un autre. Chacun a dû faire des concessions, céder du terrain sur des points difficiles et essentiels comme les droits et libertés ou la définition de l’identité tunisienne. Oui, la Tunisie est clivée, et le schéma « modernistes laïcs » « conservateurs islamistes », bien que réducteur, peut s’observer à l’Assemblée comme dans les familles tunisiennes. Mais il est possible de coexister pacifiquement. Tout l’enjeu est de faire de ces différences une richesse et non un facteur d’échec.
L’adoption de la Constitution saluée dans le monde entier
La Tunisie a, de ce point de vue, marché sur un fil pendant ces trois dernières années. Sans qu’on puisse jamais deviner de quel côté du fil allait tomber la « transition démocratique ». Dans ce contexte difficile de recherche d’équilibre, l’adoption de la Constitution est une pause rassurante.
Les autres pays ne s’y sont pas trompés, et le vote a été unanimement salué, les principaux partenaires économiques de la Tunisie, qui lui ont réitéré leur soutien et leur engagement.
La France en premier lieu, coupable avant la Révolution d’avoir soutenu le dictateur, et après la Révolution d’avoir dénoncé un peu trop vite, par la voie de certains de ses élus et ministres, un pays en marche vers la théocratie.
La président du Sénat français, Jean-Pierre Bel, était présent lundi 27 janvier à Tunis pour la cérémonie de ratification de la Constitution par les trois présidents (de la République, du gouvernement et de l’ANC). Il a salué « un engagement pour la démocratie » et rendu hommage à « la détermination de tout un peuple ».
Pas certain que les Tunisiens aillent jusqu’à partager entièrement avis… Face aux manœuvres électoralistes et partisanes de la classe politique, ils sont en effet nombreux à avoir perdu toute confiance envers des élites gouvernantes qu’ils jugent peu crédibles. Pourtant, si la classe politique est parfois tombée bien bas, il est vrai qu’elle a – de justesse – évité de toucher le fond.
Ennahdha notamment, qui a, en quelque sorte, « sauvé sa peau » en acceptant finalement la démission du gouvernement d’Ali Laârayedh au profit d’un cabinet « de compétences ». Il s’agit certes d’un repli plus stratégique qu’héroïque, malgré les allégations répétées de son chef Rached Ghannouchi, qui tente de faire passer son pragmatisme pour un sacrifice au nom des intérêts supérieurs du pays. Un « bon coup de com’ », diront avec raison les plus cyniques.
Mais ce repli est tout de même le signe d’une évolution notable de la part des islamistes. Ennahdha a, au moins, compris qu’elle ne pouvait gouverner contre la société, et qu’imposer de force et de façon absolue son projet de société n’aurait fait que mener à sa perte. L’exemple égyptien est à ce titre éloquent et dissuasif, et le sort qu’on y fait désormais aux Frères musulmans, a été décisif dans le recul – temporaire – d’Ennahdha.
Un « modèle pour les autres peuples aspirant à des réformes »
Les marchés financiers eux-mêmes ont « fêté » à leur façon l’adoption de la Constitution et le nouveau gouvernement. La Bourse tunisienne est remontée en flèche dès le lundi 27 décembre, et le gouverneur de la Banque centrale tunisienne Chedly Ayari a annoncé dans la foulée un probable déblocage de la deuxième tranche du prêt accordé par le Fonds monétaire international (FMI) à la Tunisie.
« La Tunisie a su mettre en œuvre un dialogue national adapté à ses propres réalités », s’est également félicitée Catherine Ashton, la haute représentante de l’Union européenne pour les affaires étrangères.
Là encore, les partenaires étrangers de la Tunisie saluent un élément de la transition qui a pourtant été fustigé à l’intérieur du pays pour sa longueur, ses hypocrisies et ses blocages, au point que le mot « dialogue » en était presque devenu comique. Il a pourtant, contre toute attente, abouti.
Le président du Parlement européen Martin Schulz a, lui, fait part de son admiration pour « l’esprit de compromis et le sens des responsabilités qui ont prévalu sur les intérêts partisans », tandis que l’ambassade des États-Unis parle d’une « constitution forte, obtenue par le consensus et le débat qui sont le fondement d’une démocratie florissante ».
« Consensus », « compromis »… Voilà que ces mots, lus et entendus jusqu’à la nausée au fil de ces derniers mois, semblent finalement n’avoir pas été écrits et prononcés en vain.
Mais la plus belle déclaration est, peut-être, celle de Pouria Amishari, député français, responsable de la 9e circonscription des Français de l’étranger et membre du Parti socialiste chargé des affaires étrangères, des transitions démocratiques et de la francophonie. « La Tunisie est un phare démocratique pour la Méditerranée, l’Afrique et le Moyen-Orient », a-t-il affirmé, qualifiant l’expérience tunisienne de « laboratoire politique ».
Une déclaration qui va dans le même sens que celle de Ban Ki-moon, le secrétaire général des Nations unies, pour qui « l’exemple tunisien peut être un modèle pour les autres peuples aspirant à des réformes ».
La Tunisie a pourtant payé au prix fort et dans la violence cette étape de la « transition démocratique », et n’a été épargnée ni par les assassinats politiques ni par la montée du terrorisme jihadiste. Mais elle a su, en comparaison avec les autres pays du dit « Printemps arabe », conserver une certaine stabilité.
Le long et difficile apprentissage de la démocratie
La Libye voisine est plongée dans le chaos et la violence. L’État y est presque inexistant, et les tribus y font la loi sur fond de guerre pour le contrôle des ressources pétrolières.
En Égypte, qui vient, elle aussi, d’adopter une nouvelle constitution, le texte fondamental est le fruit d’un coup d’État militaire sanglant. Et les 98 % de « oui » au référendum rappellent les plus belles heures de Ben Ali et de Moubarak.
La révolution syrienne fait désormais quant à elle partie du passé. Elle a cédé la place à une guerre civile émaillée d’atrocités commises par les partisans du régime comme par ses opposants.
On peut donc bel et bien parler d’exception tunisienne.
Les longs débats, parfois stériles, de l’ANC, et les conflits entre partis politiques ont mis à rude épreuve la patience des Tunisiens. Mais l’apprentissage du « savoir-faire » démocratique ne peut se faire sans discussions, aussi laborieuses soient-elles.
Et le processus adopté par la Tunisie pour l’écriture de sa constitution est quasiment unique au monde. Qu’on le déplore ou que l’on s’en félicite, celle-ci n’a pas été conçue par un petit groupe de constitutionnalistes triés sur le volet, mais par des élus inexpérimentés, qui ont dû s’improviser « experts » en droit constitutionnel. Le résultat donc est un texte juridiquement imparfait, mais parfaitement original
L’apprentissage démocratique a également été douloureux pour les partis politiques, qui se sont chargés de la tâche paradoxale de réaliser les objectifs d’une révolution qu’ils n’avaient même pas faite, avec plus ou moins de réussite.
C’est en réalité à la société civile que l’on doit « l’exception tunisienne ». Une société civile qui n’est pas apparue ex nihilo dès le 14 janvier 2011, mais qui a derrière elle une longue histoire de militantisme et de réflexion C’est grâce à elle que l’on a pu, dès le lendemain de la fuite de Ben Ali, entendre un discours très construit sur les « objectifs » de la révolution et les impératifs de la transition démocratique.
L’Union générale tunisienne du travail (UGTT) a pesé de tout son poids historique pour faire aboutir le dialogue national, en s’alliant de façon inédite avec le patronat.
De même, sans la très respectée Ligue tunisienne des droits de l’Homme (LTDH) et les organisations nées dans son sillage, bien des droits et libertés n’auraient peut-être pas été inscrits dans la Constitution.
Sans la lutte des magistrats et des avocats, la loi sur la justice transitionnelle n’aurait probablement pas été adoptée, et l’indépendance de la justice n’aurait pas eu sur place dans la loi fondamentale.
Sans les femmes, qui se sont battues notamment au travers de l’Association tunisienne des femmes démocrates (ATFD), rien ne dit que la « complémentarité » n’aurait pas remplacé « l’égalité », comme avait tenté de le faire Ennahdha.
Enfin, sans l’association Al Bawsala et son observatoire de l’ANC, la plus grande opacité aurait recouvert le processus constitutionnel.
C’est sur cette société civile que repose la suite du processus et l’organisation d’élections libres et transparentes avant la fin de l’année. Elle devra rester vigilante. jusqu’au bout.
Perrine Massy