Longtemps attendue, Mehdi Jomâa dévoile enfin la composition de son nouveau gouvernement. Un gouvernement de technocrates, n’ayant, pour la plupart, que peu d’expérience dans la gestion des affaires de l’État. Leur seule arme, c’est leur compétence et leur neutralité. Ils vont devoir faire leurs preuves sur le terrain.
Pendant 24 heures, les Tunisiens ont retenu leur souffle, du soir du samedi (25 janvier) au soir du dimanche (26 janvier), en attendant la révélation de la composition du nouveau gouvernement. Un moment de suspens qui a trop duré et qui a failli faire basculer le pays de nouveau dans l’incertitude. En effet, après 6 heures d’expectation, Mehdi Jomâa est apparu le samedi à minuit, désolé et un peu amoindri, pour annoncer aux journalistes et aux millions de Tunisiens qui l’attendaient qu’il n’avait pas réussi à compléter la liste de son gouvernement, du fait du désaccord de la classe politique sur le maintien de Lotfi Ben Jeddou au poste de ministre de l’Intérieur. Sentiment de panique et d’inquiétude, surtout que la loi réglementant les pouvoirs autorise le Président de la République à nommer un autre chef de gouvernement pour présenter un nouveau gouvernement. Donc encore de la perte de temps, en plus du non-respect des dispositions de la feuille de route du dialogue national stipulant la concordance des processus constitutionnel et gouvernemental. Mais 24 heures après, le problème a été résolu et Mehdi Jomaâ est revenu, sûr de lui, présenter finalement son cabinet formé de 21 ministres et de 8 secrétaires d’État. Un cabinet restreint qui aura des prérogatives complètes et non pas un gouvernement de gestion des affaires courantes, comme l’a bien précisé Jomâa. Interrogé sur les critères du choix des membres de ce cabinet, il a déclaré qu’il avait privilégié trois critères : la compétence, la neutralité et l’honnêteté.
À parcourir les C.V des nouveaux ministres, c’est pratiquement le même profil qui se répète : des technocrates ayant fait des études avancées et connus pour leurs compétences dans leurs domaines de spécialité respectifs, indépendants et quadragénaires ou quinquagénaires.
Un profil qui ressemble à celui de Mehdi Jomâa lui-même. Il n’est donc pas étrange que ce dernier ait choisi une équipe gouvernementale à son image, afin de pouvoir travailler aisément avec elle.
La polémique Ben Jeddou
Il avait pris tout le temps d’éplucher les C.V avec ses assistants, pour sélectionner un à un les membres de son cabinet, loin des spéculations des médias et de la classe politique. Il est vrai qu’il s’est concerté avec les représentants des partis politiques et du quartet du Dialogue national, mais il a finalement pu former une équipe qui semble avoir le consensus de tout le monde, excepté sur le choix du ministre de l’Intérieur. «Il faut admettre que ce cabinet ne peut pas être pire que le précédent. Il se compose d’un ensemble de compétences que personne ne peut mettre en doute», affirme Noureddine Ben Ticha, membre du bureau exécutif de Nidâa Tounes et représentant du parti dans le Dialogue national. L’opposition n’a rien trouvé à redire sur ce cabinet à part sur la question de Ben Jeddou. Elle a fini par accepter le compromis trouvé par Mehdi Ben Jomâa et appuyé par le Quartet, celui de créer un nouveau portefeuille : ministre délégué chargé de la Sécurité nationale. Ce portefeuille a été octroyé à Ridha Sfar, ancien directeur principal au Conseil des ministères arabes de l’Intérieur (1995-2013) et ayant occupé plusieurs hauts postes au sein du ministère de l’Intérieur (directeur de la formation, directeur des relations extérieures, directeur de la sûreté de l’État…). «Nous ne connaissons pas le personnage, mais le fait qu’il est issu de l’institution sécuritaire et qu’il pourrait équilibrer le pouvoir de Ben Jeddou, nous rassure», explique Mustapha Ben Ahmed, membre du bureau exécutif de Nidaa Tounes. Il est vrai qu’il n’était pas facile pour l’opposition d’avaler la pilule Ben Jeddou, surtout après des semaines de refus. Mais consciente du début du dénouement de la crise, elle ne voulait pas être dans la peau de celle qui met les bâtons dans les roues. «Ce gouvernement est le résultat des rapports de force actuels. Nous l’acceptons, car nous ne voulons pas augmenter la crise, mais nous allons le juger sur la base de son action sur le terrain», poursuit Ben Ahmed.
De grosses pointures
Le nouveau cabinet comporte réellement de grosses pointures comme le ministre de la Défense, Ghazi Jeribi, président du Comité supérieur pour le contrôle administratif et financier et ancien premier président du tribunal administratif, ou le ministre de la Justice, Hafedh Ben Salah, avocat à la Cour de cassation et ancien directeur de l’Institut Supérieur de la Profession d’Avocat, connu pour son intégrité et ses compétences, ou encore des diplômés des grandes écoles comme Taoufik Jelassi, ministre de l’Enseignement supérieur, de la Recherche scientifique et de la technologie, de l’information et de la Communication, diplômé de l’université de Paris- Dauphine et de l’université de New York. Il est à rappeler que plusieurs parmi les nouveaux ministres ont laissé des postes bien rémunérés, que ce soit à l’étranger ou en Tunisie.
Il est regrettable toutefois que ce gouvernement comporte très peu de femmes. Trois en tout : deux ministres : Amel Karboul, ministre du Tourisme et Najla Harrouche Moalla, ministre du Commerce et de l’Artisanat et une secrétaire d’État : Neila Chaâbane, chargée des Affaires de la femme, de l’enfance et de la famille. Ce qui est étonnant est que le portefeuille de la Femme a été accordé à un homme : Saber Bouatay qui cumule aussi le portefeuille du Sport.
Économie et sécurité : les dossiers les plus urgents
Une fois la composition du nouveau cabinet dévoilée, reste donc à voir ce qu’il sera capable de faire sur le terrain. Plusieurs défis l’attendent, dont notamment la relance économique et le rétablissement de la sécurité en vue de préparer un climat sain pour le déroulement des élections.
Sur le plan économique, le nouveau ministre de l’Économie et des Finances, Hakim Ben Hamouda, qui était Conseiller spécial auprès du Président de la Banque africaine de développement (BAD), va devoir rapidement élaborer la loi de Finances complémentaire, avant le 31 mars 2014. Va-t-il maintenir les taxes (actuellement suspendues) ? Avec un déficit budgétaire supérieur à 4 milliards de dinars, il n’est pas facile de prendre une décision sans risques, car on encourt le rejet populaire, comme ce qui est déjà arrivé au début de l’année, ou on opte pour alourdir encore la Caisse de compensation et donc d’augmenter son déficit. Faut-il compter sur les emprunts internationaux ? Oui, mais l’État se doit d’avoir ses propres recettes.
La relance de l’investissement s’impose aussi comme une priorité. Le nouveau gouvernement devrait prévoir dans le budget de cette année une enveloppe consacrée au développement et aux investissements publics. Mais cette question est aussi tributaire de l’amélioration du climat sécuritaire dans le pays, lequel permettra de rétablir la confiance des investisseurs dans l’économie tunisienne. Il est donc nécessaire que le cabinet Ben Jomâa s’active dans la lutte contre le terrorisme et la contrebande et veille davantage à la protection des frontières et au rétablissement de la souveraineté de l’État. Si le maintien de Lotfi Ben Jeddou à son poste a été décidé sur la base de l’amélioration du climat sécuritaire, il ne faut pas oublier qu’il reste du travail à faire dans ce domaine. Des terroristes trouvent toujours refuge à Chaâmbi et arrivent à circuler librement dans le pays et à stocker des armes, malgré le renforcement du dispositif sécuritaire. La vérité n’a toujours pas été révélée sur l’assassinat de Chokri Belaïd et de Mohamed Brahmi. Nos frontières avec la Libye sont devenues une passoire pour la drogue, le commerce illicite et le trafic d’armes. Beaucoup d’espoir repose aujourd’hui sur Ridha Sfar, ministre délégué chargé de la Sécurité nationale, dont le nom avait était proposé à Mehdi Jomaâ par l’Union nationale des syndicats des forces de sûreté, qui a vivement appuyé le maintien de Ben Jeddou. «Nous avons entièrement confiance dans les compétences de Ridha Sfar, car c’est un homme qui a de l’expérience pour avoir occupé plusieurs hauts postes au ministère de l’Intérieur et il saura faire face aux défis sécuritaires existants», affirme Montassar Matri, Secrétaire général de l’Union.
Quelle position de la classe politique ?
Très vite le gouvernement de Mehdi Jomâa sera mis à l’épreuve. Sa mission est loin d’être facile puisqu’il hérite d’un legs très lourd que lui ont laissé les deux gouvernements, Lâarayedh et Jebali dont les règnes respectifs n’étaient pas signe de prospérité et de stabilité pour le pays. Réussira-t-il à faire oublier le bilan catastrophique de ses prédécesseurs et à remettre la Tunisie sur les rails ? Une chose est sûre, c’est qu’Ennahdha compte sur le probable échec de Jomâa pour relativiser le sien, ce qui lui permettrait de se refaire une virginité auprès des Tunisiens et augmenterait ses chances de gagner les prochaines élections.
Le nouveau chef du gouvernement bénéficie déjà du soutien de l’UGTT et de l’UTICA qui ont cautionné le choix de sa personne et de son équipe. Il est clair qu’ils vont l’appuyer dans sa mission. Reste à savoir ce que fera l’opposition. Les premières réactions montrent qu’elle est plus ou moins satisfaite de la composition du cabinet, bien qu’elle reproche à Jomâa le choix de certains ministres soupçonnés d’être proches des islamistes, comme celui de l’Éducation, Mohamed Jarray ou celui des Affaires religieuses, Mounir Tlili.
Elle reste donc dans l’expectative de voir le rendement de ce gouvernement pour décider de le soutenir ou non.
Hanène Zbiss
Portrait
Hakim Ben Hamouda
Un expert au chevet de l’économie
Conseiller spécial auprès du Président de la Banque africaine de développement (BAD) pendant plus de deux ans, Hakim Ben Hamouda est appelé aujourd’hui à occuper le portefeuille de l’Économie et des Finances. Un poste clé dans le nouveau gouvernement de Jomâa. Il lui incombe de promouvoir la relance de l’économie et de réduire le déficit budgétaire. Une mission dont dépendra la réussite même du gouvernement Jomâa.
Ben Hammouda est conscient du poids qui repose sur ses épaules, surtout avec un héritage lourd que lui a laissé son prédécesseur, Elyès Fakhfakh et la loi de Finances, très contestée de 2014. Mais cela est loin de le dissuader de servir le pays, armé, comme il est, d’un grand enthousiasme et d’une carrière qui fut assez chargée de hautes fonctions dans des institutions internationales comme l’Organisation mondiale du commerce (OMC) et la BAD.
Né à Jammel (Monastir) le 7 août 1961, le nouveau ministre de l’Économie et des Finances a fait des études d’économie en Tunisie, avant de partir en France où il a obtenu un Diplôme d’études approfondies en économie du développement, de l’Université de Grenoble, puis un doctorat de la même université en 1990 et son habilitation à diriger la recherche en 1999. Commence alors pour lui, une carrière internationale d’abord comme Directeur du Bureau régional pour l’Afrique centrale au sein de la Commission économique pour l’Afrique des Nations Unies – Yaoundé, Cameroun (de 2001-2003), ensuite il travaille à la Division du Commerce et de l’intégration régionale au sein de la même commission (2003-2006) et devient économiste en chef et directeur de la Division du commerce, de la finance et du développement économique à la Commission économique pour l’Afrique des Nations Unies, Addis-Abeba, Éthiopie (2006-2008).
Pendant quatre ans, il a exercé au sein de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) à Genève en Suisse. En effet, il dirigeait l’Institut de formation et de coopération technique (2008-2011).
Hakim Ben Hamouda est connu pour être un auteur prolifique, puisqu’il avait écrit plus d’une trentaine de livres dans différents domaines des sciences économiques, ainsi qu’une soixantaine d’articles scientifiques.
Il collabore à notre magazine Réalités depuis de longues années, apportant à chaque fois son éclairage en tant qu’expert économique sur plusieurs thématiques nationales et internationales. Ses interventions dans les forums qu’a organisé Réalités, ont toujours été d’un grand apport scientifique.
Depuis son retour en Tunisie en 2011, il n’a pas cessé de publier ses opinions dans plusieurs journaux et être l’invité d’émissions radiophoniques et télévisuelles.
Son poste au sein de la BAD lui a permis d’être présent dans le pays après la Révolution, ce qui a été une chance pour lui d’accompagner de près, le processus démocratique en Tunisie.