Par Robert Santo-Martino (de Paris pour Réalités)
La Dame à la licorne est de retour dans le vieux Quartier latin, près de la mystique Tour St Jacques et de la savante Sorbonne. Elle était à Tokyo et à Osaka où 331 791 visiteurs, précision toute japonaise, sont venus la saluer. Après plusieurs mois d’absence, la voilà revenue au musée de Cluny en grand équipage : licorne et lion, sa servante, son singe et ses lapins, ses chiens, ses agneaux, sa perruche, ses faucons, ses hérons, son miroir, son orgue portatif, ses parfums, ses armoiries, son drageoir, son dais, ses bijoux. Ses mystères.
Composé de six tapisseries de haute lice tissées vers 1500, toutes de tailles différentes, la plus grande de quatre mètres sur cinq, la plus petite trois sur quatre, le cycle de la Dame à la licorne présente sur un fond rouge constellé de mille fleurs et d’animaux, des scènes se déroulant chacune sur une sorte d’île ovale subtilement arborée.
Les bêtes cohabitent en paix. L’œillet, la menthe et le muguet fleurissent un printemps perpétuel, irréel et familier. Le geste est suspendu.
Les personnages ne se regardent pas, ne se parlent pas. L’impression mystérieuse, le charme magique qui s’en dégagent, la fascination pour la licorne, ont sans doute concouru à la célébrité de l’ensemble et aux multiples interprétations qu’il a fait naître.
De l’assemblage si cohérent, une tapisserie se distingue. Elle est un monde intérieur qu’entrouvrent le lion et la licorne, écartant comme le pan d’une robe, le tissu flammé d’or qui fermait une tente d’apparat. Les cheveux blonds dénoués, une tunique rouge plissée d’écumes sur son ventre, la Dame châtelaine prend, ou pose on ne sait, un bijou dans le coffret que lui présente sa suivante. Au sommet du pavillon, une inscription, mon seul désir, encadrée d’initiales, A et I.
La tenture est découverte en 1841 par Prosper Mérimée au château de Boussac, dans la Creuse, où, vraisemblablement, elle se trouvait depuis le 17e siècle. En mauvais état, les tapisseries étaient alors au nombre de huit. Deux ont disparu. Le musée du Moyen âge, logé dans l’ancien hôtel des Abbés de Cluny, au cœur des thermes de Lutèce, a acquis en 1882, les six restantes.
Aurore Dupin, baronne Dudevant, plus connue sous le nom de plume de Georges Sand, en a donné à l’Illustration une description délicate, attentive à l’habileté de fabrication, au savoir naïf de l’artiste inconnu qui en a tracé le dessin et indiqué les couleurs.
Elle imagine quelque chose d’asiatique dans les ornements du dais et les parures splendides. G. Sand avise que le croissant, semé à profusion sur les étendards, les bois des lances d’azur, les baldaquins… n’a rien d’essentiellement turc. Cependant, elle étoffe la légende encore tenace qui attribue la réalisation de la tenture au prince ottoman Djem.
Rival malheureux de son frère le sultan Bayezid II qui lui promet la mort, Djem s’était réfugié chez les chevaliers de Rhodes. Ils l’envoyèrent en France, dans les châteaux de la famille du grand maître Pierre d’Aubusson. Enfermé dans la tour Zizim construite à son intention à Bourganeuf, on pensait qu’il avait pu séjourner à Boussac où, pour tromper son ennui, il aurait confectionné les tapisseries avec l’aide de sa suite.
La Dame, assuraient les uns, était la sublime esclave dont Djem fuyant aurait été forcé de se séparer. D’autres, pariaient qu’elle était une dame au teint de lys, aux lèvres vermeilles, chrétienne, hélas, qui lui aurait inspiré une invivable passion. La licorne, être merveilleux qui n’existerait pas, transporte des impressions d’Orient.
Pline l’Ancien, dans son Histoire naturelle dit qu’on la chasse en Inde. D’anciens récits de voyages attestent qu’elle vit aux confins du monde, que sa corne possède d’admirables propriétés purificatrices et aphrodisiaques. D’ailleurs, on en fait grand commerce sous forme de poudre.
Marco Polo l’observe à Sumatra. Sa description affadit l’admiration : là, les licornes ont le poil comme celui du buffle, et les pieds comme ceux des éléphants, et une corne au milieu du front, blanche et très grosse. Et elles ne font aucun mal avec leur corne, mais avec leur langue, car elles ont la langue chargée de grandes et longues épines… Elles demeurent habituellement près des lacs et des marais. C’est une bête très laide à voir, et elle ne se prend pas au sein d’une pucelle comme nous le disons, bien au contraire.
Les bestiaires du temps et la poésie courtoise passent outre et continuent de dresser des portraits plus aimables. Parmi les derniers à l’avoir vue, Carstens Niebuhr la retrouve dans ses explorations de l’Arabie et d’autres pays circonvoisins (1761-1768) et en rapporte cinq dessins. On voit qu’il aurait fallu aux gens du Moyen âge une singulière étroitesse d’esprit pour ne pas représenter la fascinante licorne dans un environnement quotidien, comme un animal réel au même titre que le lion, le singe, l’éléphant, le griffon, le dragon… qui, comme chacun sait, peuplent à demeure les régions des songes.
Dont acte, la dame à la licorne n’a rien d’exotique, ni dans le récit, ni dans le façonnage. L’identité du commanditaire des tapisseries reste incertaine, car les armoiries ne respectent pas les codes héraldiques. Elles furent probablement commandées par une famille lyonnaise, sous le règne de Charles VIII, tissées peut être à Paris, dans le Nord de la France ou dans les Pays-Bas, d’après des cartons que l’on attribue au miniaturiste dénommé Maître des Très petites Heures d’Anne de Bretagne.
Avant de partir vers le Japon, la tenture a été restaurée dans le respect des techniques médiévales et les analyses ont permis de mieux la connaître. Les colorants originels sont : la garance pour le rouge, la guède pour le bleu, la gaude pour le jaune, l’orseille, un lichen, pour les violets.
Elle a regagné des appartements entièrement rénovés. Jusqu’alors, elle était présentée dans une rotonde sous un éclairage zénithal. La nouvelle installation veut approcher la disposition presque intime dans laquelle les tapisseries étaient accrochées au Moyen âge. Le bleu ardoise des murs de la salle carrée met en valeur les fonds rouges, les verts de la végétation et anime les tons lumineux des fils de soie mêlés à la laine.
Surtout, la muséographie, à l’aide d’une boussole centrale, suggère que la tenture est une allégorie des cinq sens disposés selon la hiérarchie médiévale, soit du plus matériel au plus spirituel. Sur chaque tapisserie, le geste de la dame désigne un sens. Pour le toucher, ses mains se posent sur l’étendard et sur la corne. Pour le goût, elle tend une dragée à un perroquet. Pour l’odorat, elle tresse une couronne, un singe respire le parfum d’une fleur dont il s’est emparé. Pour l’ouïe, elle joue de l’orgue. Enfin, pour la vue, la licorne se contemple dans le miroir qu’elle tient.
Reste l’énigmatique, À mon seul désir, exposé sur un mur à part. L’interprétation, désormais convenue, est que ce panneau représente le sixième sens, le cœur, siège des passions et du désir, mais aussi de la vie morale et du libre arbitre, qui, seul, permettrait d’atteindre à la sensualité apaisée et à la jouissance heureuse.
Quelques esprits malicieux qui savent aussi convoquer Platon, les pythagoriciens, Marsile Fissin, Jean Gerson, Isidore de Séville ou François Villon, trouvent que cette conception est une pointe un peu trop cléricale et édifiante, qu’il est peu vraisemblable que le message, que le cartonnier a voulu transmettre, soit univoque.
Après tout, si comme nos devanciers du Moyen âge on se plait aux énigmes et rébus, on pourra voir À mon seul désir comme l’invitation à connaître la chambre d’un dieu qui peut aussi bien être à Amor que Caritas : le dais orné de motifs qui ressemblent tout autant à des flammes, celles du désir charnel, qu’aux larmes de la componction.
Voilà des débats qui touchent à l’ésotérisme (autant qu’à l’érotisme). C’est sans doute le quartier qui veut ça. Le grand Benveniste sortant après son cours du Collège de France par la rue St-Jacques, descendant vers la Seine et le Musée de Cluny, écoutait un clochard dire à un autre : La Gnose, ça c’est quelque chose !
R.S-M.
* La Dame à la licorne : les six tapisseries restaurées présentées dans leur nouvel écrin, Paris, Musée de Cluny – Musée du Moyen Âge.