Par Peter Cross (de Londres pour Réalités)
Il y a trois ans, alors que les révoltes des peuples arabes ébranlaient les despotes et des mouvements islamistes, tels qu’Ennahdha et les Frères musulmans, se positionnaient pour en récolter les fruits, le Parti de la justice et du développement (AKP) turc, au pouvoir depuis 2002, était furieusement à la mode dans les think-tanks occidentaux comme dans certains milieux islamistes, présenté comme preuve de la compatibilité d’une certaine idée de l’Islam politique avec la démocratie, voire avec la laïcité. Aujourd’hui, le Premier ministre Recep Tayyip Erdogan se trouve empêtré dans des affaires de corruption et critiqué pour ses réflexes de plus en plus autoritaires, faisant perdre au « modèle turc » beaucoup de son éclat. Comment en est-on arrivé là ?
Chez le voisin et « ennemi héréditaire » grec, l’édition en langue anglaise d’Ekathimerini propose une réponse qui pourrait se résumer en un mot : hybris. Pour l’éditorialiste du grand quotidien conservateur, Erdogan ne serait autre qu’un « Oedipe à la turque » :
La tragédie d’Oedipe est double : il tue son père et épouse sa mère, et tout en sauvant sa ville natale de la Sphinx, il devient la cause des catastrophes qui la frapperont par la suite. Dans les deux aspects, ce qui détermine ses actes et son sort, pour le meilleur ou pour le pire, c’est l’identité même d’Œdipe. De même, Recep Tayyip Erdogan, en tant que principal protagoniste de la politique de la Turquie depuis de nombreuses années, a réussi à transformer son pays et améliorer le sort de ses compatriotes […]. Aujourd’hui, cependant, son comportement menace de détruire ce qu’il a accompli. Mais Erdogan ne peut pas faire autrement que de continuer à se battre de la seule manière qu’il connaît – par une attaque frontale contre tous ceux qui mettent en cause sa politique, et ce, quel que soit le prix à payer.
[…]
La manifestation la plus claire de la façon dont Erdogan s’est fait piéger par son propre caractère, est le combat à mort qu’il a engagé avec le prédicateur en exil Fethullah Gülen. Leur alliance avait été la pierre angulaire du renversement de l’ancien régime militaire et judiciaire qui – tel un Sphinx moderne – contrôlait tout dans le pays depuis la fondation de la République turque. […]
Partout nous constatons des signes d’arrogance, d’une mentalité qui ne laisse pas de place pour les retraits tactiques. Pour Erdogan, ce sont toujours les autres qui sont responsables des malheurs qui arrivent, jamais lui-même, ni les choix qu’il a faits.
Pour le site d’informations Al Monitor, le journaliste turc libéral Mustafa Akyol, qui a lui-même fréquenté les milieux gülenistes, tente d’expliquer ce qui oppose l’AKP et le mouvement de Fethullah Gülen : Erdogan, Gülen et leurs partisans respectifs sont tous des musulmans pieux issus du sunnisme Hanafi majoritaire en Turquie. Pas étonnant qu’ils étaient alliés contre les laïcs autoritaires. […] Pour autant, des différences existent. Le noyau dur de l’AKP s’inscrit dans la tradition du mouvement Milli Görüs (Vision nationale), qu’on peut définir comme la variante turque de l’islam politique, aux accents anti-occidentaux et panislamiques. Si l’AKP a explicitement abandonné cette idéologie lors de sa fondation il y a plus de dix ans, la plupart des observateurs s’accordent à dire qu’Erdogan, depuis quelques années, opère un retour progressif à la “Vision nationale”.
Le mouvement Gülen, pour sa part, est issu de l’enseignement du penseur islamique Saïd Nursi, qui insistait plus sur la foi et la moralité que sur la politique, et dont les adeptes ont pour la plupart tourné le dos à l’islam politique. […]
[Néanmoins] le mouvement exerce en réalité une action politique à sa manière, qui consiste à placer ses fidèles dans la justice et la police. Cette ambition serait apparue dès les années 1970, s’inscrivant dans le projet de transformation d’un État hostile – l’inflexible régime laïc – de l’intérieur, par noyautage.
À son arrivée au pouvoir en 2002, l’AKP […] a trouvé des alliés naturels chez les partisans de Gülen au sein de la police et du système judiciaire. […] Mais, une fois l’ancien establishment vaincu, vers 2010-2011, les désaccords ont fait surface entre l’AKP et le mouvement Gülen.
En février 2012, Hakan Fidan, directeur de l’agence du renseignement national (MIT) et confident d’Erdogan, est appelé par un procureur d’Istanbul à témoigner dans le cadre d’une enquête sur le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK). […] Beaucoup y voient une lutte de pouvoir entre, d’une part la police et la justice, deux institutions pro-Gülen, et d’autre part l’AKP. Dès lors, les partisans d’Erdogan dénoncent un “État dans l’État”.
Depuis la « crise du MIT » de février 2012, les relations entre l’AKP et le mouvement Gülen étaient tendues. C’est à la mi-novembre 2013 que ces tensions ont explosé, quand Erdogan a annoncé son intention de fermer les « prépas » privées qui offrent aux lycéens des cours de préparation aux examens d’entrée à l’université. Or le mouvement Gülen, qui gère près d’un quart de ces établissements et y trouve à la fois une source de financement et de nouvelles recrues, y a vu une attaque ciblée.
[…]
La riposte est venue mi-décembre] : Zekeriya Oz, procureur à Istanbul et membre présumé du mouvement Gülen, a lancé un coup de filet contre des dizaines de personnes, dont les fils de trois ministres, un maire AKP, des hommes d’affaires et des fonctionnaires. Des boîtes à chaussures renfermant des millions de dollars étaient présentées à la presse, symbolisant ce qui est le plus vaste scandale de corruption de l’histoire récente de la Turquie. […] Deux versions contradictoires s’opposent depuis le début de cette affaire. Les pro-AKP accusent ouvertement le mouvement Gülen de vouloir faire tomber le gouvernement. Les médias partisans de Gülen accusent quant à eux le gouvernement d’occulter une corruption généralisée en invoquant des théories du complot et en entravant la justice.
[…]
Quel que soit le vainqueur, ce ne pourra être qu’une victoire à la Pyrrhus. Si Erdogan choisit d’écraser coûte que coûte le mouvement Gülen, il perdra de nombreux électeurs et entamera un peu plus ce qu’il lui reste de crédit démocratique. Si les gülenistes l’emportent, ils ne feront qu’afficher tout le pouvoir dont ils jouissent au sein de l’appareil d’État, sapant ainsi leur réputation de porte-parole modérés de « l’islam culturel ». Parallèlement, c’est la stabilité politique et économique de la Turquie qui en pâtira, sans parler de l’État de droit et de la paix sociale. C’est une guerre sans vainqueur possible.
Le 30 mars, les Turcs sont appelés aux urnes pour des élections locales qui prennent des allures de référendum national sur la conduite d’Erdogan. Pour l’instant, malgré les scandales, son parti est encore donné vainqueur par la plupart des sondages. Le boom économique exceptionnel qu’a connu la Turquie sous l’égide de l’AKP y est sans doute pour beaucoup, comme l’explique le Financial Times :
Selon Ibrahim Uslu, qui effectue des sondages pour Erdogan depuis 2000, la principale source de popularité de l’AKP à travers le pays est l’identification personnelle des électeurs avec le Premier ministre, ce dernier étant perçu comme un leader fort dont dépendraient en grande partie leur destin et leur bien-être économique.
« Même si l’opposition se plaint de la corruption, Erdogan transforme cela en une question de vie ou de mort, affirme M. Uslu. Ils pensent que si le leader s’en va, l’économie va s’effondrer et la stabilité va disparaître. »
Cependant, selon l’écrivaine Elif Shafak dans The Guardian, les scandales et la crise politique provoquée par la guéguerre entre Erdogan et les gülenistes laisseront inévitablement des traces :
La colère du public inonde Internet. Sur YouTube, Facebook et Twitter, les jeunes citadins sont de plus en plus nombreux à exprimer leur mécontentement et leur frustration. Une transformation irréversible est en train de se produire au fur et à mesure que les scandales de corruption mettant en cause des fonctionnaires, des hommes d’affaires, et jusqu’au Premier ministre et sa famille. Chaque jour, un nouvel enregistrement est mis en ligne, généralement le soir, à l’heure où l’utilisation d’Internet est à son apogée.
Si le contenu de ces enregistrements est effectivement choquant, la manière dont ils ont été obtenus est également problématique. L’on affirme que des officiers proches du mouvement Gülen ont mis sur écoute, secrètement et illégalement, des milliers de téléphones et enregistré des milliers de conversations au fil des ans. [ … ]
Erdogan et Gülen […] se livrent désormais un combat épique. […] Mais les Turcs sont de plus en plus las de cette partie de bras de fer. Des gens d’horizons idéologiques et culturels opposés sont maintenant unis dans une profonde méfiance à l’égard de leurs dirigeants.
Dès l’enfance, les Turcs apprennent à tenir l’État en haute estime, tant et si bien que certaines personnes nomment même leurs enfants « Devlet » – l’État. Aujourd’hui le respect pour l’État est au plus bas. Alors que la lutte pour le pouvoir se poursuit, le peuple turc se sent trahi et abandonné. Quand les éléphants se battent, c’est l’herbe qui est piétinée. Quel que sera celui qui en sortira vainqueur, la démocratie turque est déjà perdante.
P.C.