Le communiqué publié récemment par l’UGTT appelant à l’annulation du spectacle de Michel Boujnah, programmé cet été par le festival de Carthage, lui reprochant son positionnement en faveur d’Israël, a plus que surpris. Il a suscité tout simplement indignation et un profond sentiment de réprobation. En exigeant du ministère des Affaires culturelles d’interdire à un artiste de se produire publiquement en Tunisie, la Centrale ouvrière a franchi le Rubicon, en tournant le dos à des principes qu’elle est censée défendre, à savoir la diversité culturelle et la tolérance. Bien plus, elle fournit la preuve de sa propension à vouloir imposer ses choix et ses opinions d’une manière abusive, en présentant de fausses arguties et des arguments peu convaincants.
L’intrusion de l’UGTT dans le domaine des arts et de la culture, loin de lui porter des signes d’honneur, l’a beaucoup desservie. N’ayant pas maîtrisé sa furie, le récipiendaire du prix Nobel de la paix a daigné oublier, que ces réactions peu réfléchies et exprimées à la hâte, vont à l’encontre des principes pour lesquels il a toujours milité. Dans le domaine culturel précisément l’intolérance et le manque de perméabilité à la diversité des expressions et des opinions sont un signe grave, c’est comparable au gauchisme qui avait été considéré comme la maladie infantile du communisme.
La réaction de dépit exprimée par de nombreux intellectuels et hommes de lettres et de culture est venue opportunément prouver qu’en Tunisie il existe encore des voix qui osent sortir d’un pseudo consensus, ou plutôt unanimisme que certains usent en guise de couverture.
Ce que le ministère des Affaires culturelles n’a pu exprimer, ni non plus les partis politiques ou encore une large partie de la société civile, qui s’abstient de critiquer l’UGTT même quand elle dérape, c’est à la propension qui anime certains membres du bureau exécutif de l’organisation ouvrière à instrumentaliser tous les dossiers. En interférant, dans le cas d’espèce, dans le domaine de la culture et des arts qui supportent mal les manipulations politiciennes ou de l’utiliser comme un faux alibi pour défendre des justes causes qui font l’unanimité des Tunisiens, l’UGTT a fait un faux bond.
En voulant marquer sa présence dans un domaine qui supporte mal l’amalgame et encore moins les spéculations, la Centrale syndicale a été prise dans le piège de ses propres contradictions, de sa volonté déclarée de consacrer son hégémonie sur la vie politique, économique, sociale et maintenant culturelle du pays.
Manifestement, en profitant de l’affaiblissement des gouvernements successifs depuis la Révolution, l’UGTT a fini par imposer son emprise sur le pays, en se substituant à l’Etat et en se prenant pour le centre de tous les pouvoirs.
Consciente de toute sa puissance, dans un pays où l’Etat s’est délité, l’UGTT ne s’embarrasse plus de grignoter du terrain, de vouloir avoir son mot à dire sur tout et d’imposer ses choix en toutes circonstances. Alors que le pays est obligé de sortir sur les marchés financiers internationaux pour contracter des crédits pour servir les salaires, la Centrale ouvrière impose son diktat en obligeant, sous la menace de la grève générale, le gouvernement à consentir des augmentations salariales irrationnelles dans le secteur public. Au moment où les entreprises privées ou publiques peinent à rester en activité, perdent en compétitivité et font des coupes au niveau de leurs effectifs, elles se trouvent sommées d’obtempérer à sa loi. Alors que les caisses de sécurité sociale sont au rouge, l’UGTT fait tout pour bloquer une réforme que d’aucuns n’ignorent l’urgence ou l’importance.
En voulant être le centre du pouvoir, elle refuse de recentrer son activité et d’être en cohérence avec son rôle originel, d’où parfois une fuite en avant dommageable. En tournant le dos aux principes partagés comme le dialogue équilibré et responsable, la paix sociale, le compromis, elle assume autant que les autres organisations sociales que les gouvernements une grande part de responsabilité dans l’instabilité politique, les difficultés économiques et le bouillonnement social qui menacent aujourd’hui le processus de transition démocratique.
En refusant théoriquement d’être un acteur politique, l’UGTT signataire pourtant de l’accord de Carthage, fait tout pour influencer le jeu de nomination au gouvernement et aux postes de responsabilité. Ce qui est paradoxal, c’est que personne ne s’étonne ou s’émeut quand il entend un membre de la Centrale syndicale exiger un remaniement ministériel ou le départ d’un quelconque responsable politique. Dans toute cette confusion amplifiée par des médias incapables de prendre du recul en jouant servilement le rôle de porte-voix, la Centrale se croit seule investie de la mission de défense des intérêts du pays. Tous les autres, organisations nationales, gouvernement, société civile et partis politiques, viennent en second lieu et leur rôle est accessoire.
Les propos tenus récemment par le Secrétaire général adjoint de l’UGTT, Bouali Mbarki, pour ne citer que lui, renseignent fort sur le dérapage incontrôlé de la Centrale syndicale. Après l’ajustement du prix du carburant, il a annoncé aux médias que « Le gouvernement ne nous a pas avertis. Il fallait en discuter avec nous vu qu’on est là pour défendre l’intérêt du pays. Le gouvernement a rompu notre accord et l’a décrédibilisé. Si une hausse des matières premières sera déclarée, il est possible que l’UGTT quitte l’accord de Carthage » !
Dès lors, le communiqué publié réclamant l’annulation du spectacle de Michel Boujnah, se situe dans l’ordre normal des choses. Il marque la détermination de la Centrale syndicale d’étendre son influence partout, même si cela peut consacrer une vision sectaire ou conduire au déni des valeurs de liberté, de tolérance et de diversité.
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