Les banques tunisiennes semblent être dans le collimateur de tous, y compris le pouvoir exécutif. Elles sont accusées de dévier de la fonction fondamentale qui leur est dévolue en matière de financement de l’économie. La réalité est que ménages et entreprises accusent le coup du coût de crédit.
Par Bechir Ben Mohamed
Le président de la République lui-même est intervenu dans « l’affaire » en insistant sur la nécessité pour toutes les banques de s’engager dans l’effort national de reconstruction. Dans cette lignée, le chef de l’Etat n’a pas épargné la Banque centrale. Il a solennellement exprimé son intention de réviser les statuts de l’Institut d’émission lors de l’entrevue avec le Gouverneur de la Banque centrale. D’ailleurs, le Président Kaïs Saïed a non seulement exhorté la BCT à contribuer activement à l’économie nationale en tant qu’institution publique, mais aussi à œuvrer à réduire le taux d’inflation et maintenir un stock stratégique de devises.Toutefois, à vouloir tout assurer, le système
risque de faillir à moins qu’une politique macroéconomique soit dûment définie et cohérente avec les objectifs de sortie de crise.
Les banques sur la sellette…
Les reproches faits aux banques dans un contexte de difficultés économiques et de volonté de réformer les choses se multiplient à l’envi.
Premièrement, l’application des réglementations dictées par les pouvoirs publics, en l’occurrence la nouvelle loi sur les chèques où les banques sont considérées non suffisamment responsives et coopératives. Le chef de l’Etat a expressément évoqué la nécessité de la mise en œuvre des articles 411 et 412 du Code de commerce, portant, d’une part, sur les sanctions liées à l’émission de chèques sans provision, et, d’autre part, la réduction des taux d’intérêt sur les prêts. Il a fait assumer à la BCT la responsabilité de supervision et de contrôle du système bancaire dans son ensemble. Faut-il rappeler que les banques doivent réduire les taux d’intérêt fixes appliqués aux crédits en cours de remboursement ou aux nouveaux crédits dont la durée initiale de remboursement est supérieure à 7 ans, s’il s’est avéré que la valeur totale des intérêts contractuels payés par le client au cours des trois années précédant la date de la demande de réduction dépassent 8 % de l’encours du capital restant dû, compte non tenu des intérêts mentionnés. La procédure exécutoire de la réduction des taux consiste à remettre un nouveau tableau d’amortissement dans un délai maximum de 15 jours pour les clients dont les crédits sont éligibles et qui ont demandé une réduction.
Deuxièmement, le besoin de desserrer le coût de crédit et faciliter par là le financement de l’économie. La grande critique vient toujours du président de la République qui qualifie d’injustifiée l’augmentation des taux d’intérêt à un moment donné. Sur ce registre particulièrement, la critique est justifiée, en ce sens que les taux d’intérêt effectifs sont à deux chiffres face à une croissance atone, d’où le manque de rentabilité des investissements pour les entreprises. Par ailleurs, les indicateurs de l’Institut d’émission corroborent cette réalité, dans la mesure où les créances sur l’économie se sont accrues en 2024 à un rythme légèrement plus accéléré que celui au terme de 2023 en passant à 3.6% contre 2.5% mais demeurent faibles au regard de 2022, où l’encours des créances sur l’économie a progressé de 7,9%.
Troisièmement, la « sélectivité » faite aux agents économiques par les établissements bancaires. Ces derniers sont parfois accusés d’avantager les grands groupes et les grands investisseurs aux dépens des petits. Pis encore, certaines banques publiques sont impliquées dans des affaires de corruption par l’octroi de financements sans garanties. Dans le même ordre, le président a rappelé le rôle de la Commission tunisienne des analyses financières (CTAF) dans la protection du système financier contre les financements suspects et le blanchiment d’argent. Le président a d’ailleurs averti « qu’aucune force ou lobby au sein des institutions de l’État ne pourrait empêcher l’application de la loi ».
…mais les banques sont contraintes
Certes, les conditions de financement de l’économie sont relativement chères. Toutefois, il faut comprendre que les banques soient astreintes de se comporter d’une façon qui ne déplaît pas.
Premièrement, les banques appliquent des taux effectifs élevés parce qu’elles supportent des coûts de ressources aussi élevés. Le taux directeur de la Banque centrale auquel les banques sont refinancées par appels d’offres est de 8%. C’est réellement exorbitant. En sus, il faut compter le coût de risque et la marge bénéficiaire, ce qui doit anormalement porter les taux effectifs à des niveaux supérieurs.
« Le Conseil considère que les perspectives de l’inflation demeurent encore entourées de risques haussiers et estime nécessaire de continuer à soutenir le processus désinflationniste au cours de la période à venir. Il décide de maintenir inchangé à 8% le taux directeur de la Banque centrale de Tunisie », indique le communiqué de la dernière réunion de l’Institut d’émission.
Deuxièmement, il importe de considérer les effets procycliques de la réglementation prudentielle. En effet, les banques sont tenues par des ratios de solvabilité, de liquidité et de transformation des dépôts, qui les forcent à s’inscrire dans la prudence et la rationalité, lesquelles conduisent forcément à un certain rationnement des crédits parfois au grand dam des bons projets et des petites et moyennes entreprises qui n’ont suffisamment pas de garanties, d’autant plus que la morosité du contexte fait accroître l’asymétrie d’information et la répugnance des financeurs.Troisièmement, le surcoût fiscal est à ne pas sous-estimer. Depuis des années, les banques, surtout, paient une contribution conjoncturelle exceptionnelle pour soutenir l’effort du budget de l’Etat au
taux de 7%, en plus d’une contribution sociale et solidaire de 4%. Sans parler de l’augmentation de l’impôt sur les sociétés passibles aux banques de 35 à 40% en vertu de la loi de Finances 2025. Ces prélèvements additionnels plombent la rentabilité des banques, qui se trouvent obligées de prendre des mesures « compensatoires » pour préserver le rendement de leurs actifs et fonds propres et c’est légitime. Orthodoxie oblige.
Autant dire que les banques elles-mêmes sont des « victimes » d’un contexte spécifique et en accusent le coup. Elles ne doivent pas être diabolisées autant.
Du besoin de remodelage de l’approche
Toutes les parties prenantes, pouvoirs publics, entreprises, ménages, banques, Institut d’émission, ont une part de vérité dans l’analyse de la dynamique du financement de l’économie. Pour répondre aux attentes de tous les acteurs, une nouvelle approche
de financement s’impose. Il est question d’une approche qui prône complémentarité, cohérence et responsabilité sociétale.
Premièrement, la Banque centrale devrait revisiter sa politique monétaire. Un assouplissement de l’action monétaire semble obligatoire. A défaut, l’économie risquerait un vrai cercle récessif. Le seul objectif de stabilité des prix ne saurait suffire à redresser les grands équilibres de l’économie. La prise en compte de l’activité est de mise. La rentabilité économique est une condition sine qua non au retour de l’investissement. Or, cette rentabilité est hors de portée avec les taux d’intérêt à l’œuvre. La monétisation temporaire et conditionnelle de la dette publique par la Banque centrale doit libérer davantage de ressources au secteur privé.
Deuxièmement, l’Etat est appelé à corriger l’asymétrie d’information aux fins d’inciter les banques à octroyer les crédits aux entreprises et aux ménages. La réduction du rationnement de crédit est la responsabilité de l’Etat en premier lieu notamment que ce dernier surtaxe le secteur bancaire. L’effort de l’Etat doit être multiplié par la consolidation du système de garantie aux crédits, la mise en place d’un mécanisme de bonification des taux de crédit d’exploitation, la mise à disposition des banques de lignes budgétaires pour l’octroi de crédits à des taux concessionnels, la mobilisation de ressources extérieures par l’Etat pour l’appui financier aux petites et moyennes entreprises à des conditions favorables, etc. Il serait, à cet égard, incohérent de continuer à financer le budget de l’Etat par le marché local sur fond de « souveraineté ». Le recours à la dette extérieure devrait non seulement contribuer à la maîtrise du coût moyen de la dette publique, mais aussi et surtout ne pas supplanter la demande privée. Par ailleurs, l’Etat devrait dégager les banques de toute nouvelle contribution exceptionnelle défavorable à la rentabilité.
Troisièmement, en contrepartie du soutien de l’Etat et de la Banque centrale, les banques privées et surtout publiques devraient mieux intégrer la responsabilité sociétale dans leurs stratégies de financement de l’économie. Autrement, les établissements de crédit devraient jouer leur rôle et s’inscrire dans la solidarité et la responsabilité collective pour la sortie de crise. Que les banques « rationalisent » leurs marges de profit et les commissions sur services. Un tel geste serait favorablement accueilli par les acteurs économiques et à même de renforcer la relation de confiance mutuelle.
Seulement, cette logique d’intervention responsable et équitablement répartie entre l’Etat, l’Institut d’émission et les banques permettrait de rétablir la confiance et imprimer une nouvelle dynamique vertueuse au financement de l’économie.