Yasser Maârouf
Les enfants, comme les oiseaux, doivent un jour prendre leur envol et quitter le nid où ils ont grandi pour voler de leurs propres ailes. Mais le recul de l’âge du mariage, la crise économique et ce qu’on appelle le « cocooning », une attitude d’enfant gâté, ont fait que de nombreux grands enfants continuent à vivre sous le toit familial à 35 ou 40 ans.
Les raisons de cette présence tardive sous le toit familial, peut avoir d’autres raisons suite à des accidents de la vie : un divorce, une mise au chômage, une maladie… Dans certains cas ce sont les candidats au mariage qui ne sont pas venus frapper à la porte ou les rencontres qui se sont révélées décevantes.
Rencontre avec des adultes encore enfants et des enfants pas tout à fait adultes…
Le cas le plus classique, le plus fréquent, c’est celui de Manel, 33 ans, qui décrit le drame de sa vie en ces termes : « ayant choisi de pousser mes études jusqu’au doctorat, je me retrouve trentenaire, presque sans ressources. Je suis obligée de vivre chez mes parents alors que la plupart des jeunes de mon âge ont déjà fondé une famille avec un ou deux enfants. Je dois faire face au regard lourd et pénible de mes propres parents qui ont passé leur vie à subvenir à mes besoins et qui voudraient bien me voir quitter le cocon familial et m’installer dans mon foyer propre pour leur donner de petits enfants… »
Les 30/40 ans que nous avons rencontrés appartiennent tous à la classe moyenne, plus ou moins aisée. Ils sont employés, fonctionnaires, cadres ou simplement chômeurs. Ils continuent à bénéficier des services de maman et des moyens de papa. Pour diverses raisons, ils, et plus souvent elles, ne se sont pas mariés préférant continuer à profiter de l’univers doux, confortable et surtout gratuit de leur famille.
Mounira, 35 ans, est enseignante, jolie, cultivée et ouverte sur le monde moderne… Et si elle continue à squatter le salon familial, c’est par choix. Car des hommes, elle en a rencontré par dizaines et elle a fini par les mépriser tous : « ils se sont révélés plus intéressés par mon salaire que par ma personne. Ils ont tous l’impression qu’une enseignante c’est un parti intéressant sur le plan matériel et familial, puisqu’elle a théoriquement le temps de s’occuper de son foyer, comme si j’allais leur donner mon salaire et rester ensuite à quémander de petites sommes pour mes besoins, en faisant le ménage… »
Nous avons d’ailleurs constaté que de nombreuses enseignantes souffraient de cette image de pompe à fric dont leurs époux tentent de profiter à fond. Une prof de maths nous a confié : « mon mari a commencé à vouloir gérer l’argent du ménage dès les premières semaines, sans tenir compte de mon avis. Nous avions un compte commun et il le vidait chaque fin du mois sans donner de justification logique. »
Ce n’est qu’au bout de plusieurs mois qu’elle s’est aperçue que son cher époux jouait de grosses sommes qu’il perdait la plupart du temps. « Le pire, ajoute-t-elle, c’est qu’il me forçait à donner des cours particuliers à domicile pour des dizaines d’élèves, alors que je rentrais déjà bien fatiguée et que j’avais toutes les tâches ménagères à accomplir, seule évidemment ! »
Mais rester chez ses parents est parfois un choix délibéré. Walid, quarante deux ans, vit toujours sous le toit familial, avec sa vieille maman. Une situation qui ne semble pas le déranger malgré le désir insistant de sa mère de le voir marié, avec de petits enfants. Plutôt pessimiste, il clame « je n’ai pas trouvé une seule jeune fille qui accepte de vivre avec ma mère, en l’aimant et en la respectant ».
Sur un ton détaché, il ajoute : « plusieurs filles font semblant d’accepter cette situation, mais si on les pousse un peu et qu’on les met face à des situations précises, elles montrent leur vrai visage et exigent un appartement autonome, où je vivrai séparé de ma mère, qui n’a que moi au monde. C’est surtout ce double visage qui me révolte chez les jeunes filles d’aujourd’hui. Alors je reste avec ma vieille maman. On est peut être seuls, mais au moins on est tranquilles, sans conflits avec une étrangère… »
La même situation se retrouve aussi chez les jeunes filles. Samia est secrétaire dans une administration et à trente sept ans, elle continue à vivre avec ses parents et son jeune frère qui est encore adolescent. Son témoignage est plutôt incongru : « des demandes de mariage j’en ai eu des dizaines, mais mon gros problème c’est que je n’arrive pas à assumer une vie de couple, la responsabilité d’un foyer à gérer et plus tard les enfants à éduquer… »
Elle va même jusqu’à avouer que « certains partis étaient vraiment très intéressants, mais à chaque fois je faisais un blocage et j’annulais les fiançailles quelques jours avant la date fatidique. Je crois que je n’ai pas été psychologiquement préparée à affronter la vie et que je ne suis pas prête à abandonner le confort du domicile parental pour aller vivre avec un étranger à ma famille. »
Nous avons exposé ce blocage à un psychologue, qui nous a affirmé que « la génération qui arrive à l’âge du mariage actuellement n’a pas connu les luttes et les révoltes que ses parents ont vécues. D’où une certaine peur de s’engager, d’assumer les lourdes tâches de la vie de famille. J’irai même jusqu’à dire que ces jeunes souffrent d’une certaine immaturité due à des parents qui les ont trop couvés et qui leur ont tout donné : confort, voiture, argent… »
Les accidents de la vie peuvent occasionner un retour obligé au foyer familial, comme cette dame qui vient de divorcer : « à l’âge de 40 je suis retournée vivre chez mes parents après une séparation douloureuse. J’ai dû tout recommencer à zéro, retrouver ma place et me soumettre à l’autorité de mon père, toujours aussi strict quand il s’agit de sorties. Mais avec mes soucis d’argent, je n’avais pas le choix du fait que je n’ai pas de travail, ça me dépanne surtout lorsque l’on voit les prix des logements à Tunis. »
Parfois les enfants restent au foyer familial pour des raisons plus objectives. Un sociologue nous en propose quelques unes : « il y a les études trop longues, les prix des loyers qui annulent toute velléité d’indépendance, l’entrée tardive dans le marché du travail, avec souvent des contrats précaires, en plus des traditions locales qui font qu’une jeune fille ne quitte le domicile de ses parents que pour rejoindre celui de son époux… »
Le constat le plus étonnant que nous avons fait au cours de cette enquête, c’est que peu de parents se plaignent de cette situation et ils semblent être même contents que leurs enfants adultes vivent encore avec eux. Leur seul regret c’est le fait de ne pas avoir de petits enfants pour continuer la lignée et porter le nom familial. Une dame, ancien cadre de banque, aujourd’hui retraitée nous a confié : « la présence de ma fille à mes côtés est rassurante et je la préfère avec moi que vivant mal avec un mari qui lui prendrait son salaire et la rendrait malheureuse, car ce type de coureurs de dot est devenu fréquent. »
Constat final : les problèmes d’argent semblent empoisonner les relations humaines de façon excessive de nos jours. Il ne faudrait cependant pas grand-chose pour résoudre ces questions matérielles : une discussion claire et définitive avant de s’engager en plus de la nécessité de s’inventer un mode de fonctionnement équilibré pour vivre ensemble. Il faut éviter que la maison paternelle ne devienne un refuge pour tous les échecs, toutes les déceptions. Et puis, il faut que la famille prépare les jeunes à voler de leurs propres ailes, à acquérir leur indépendance dès leur jeune âge…
Témoignages en vrac
Vu la longue liste des témoignages recueillis, nous avons décidé de vous proposer certains qui n’ont pas été intégrés dans l’article. Ils sont spontanés, touchants et réalistes…
« Habiba, 33 ans, j’habite encore chez mes parents. Je suis la plus jeune de mes trois sœurs en plus de nos vieux parents et nous sommes entassées dans un petit appartement dans un quartier populaire. Chacune aimerait bien avoir un foyer, quitter la maison, mais on n’a pas les moyens puisque nous sommes toutes des ouvrières, un travail qui ne nous rapporte qu’un faible salaire. Alors quitter le foyer, louer ou acheter un appartement c’est impossible même à 80 ans. Nous sommes donc obligées de vivre dans une coexistence pacifique et à chaque fin du mois on cotise avec 50% de notre salaire pour les dépenses quotidiennes. Mais on n’a pas droit aux extras, aux voyages, aux vacances… La vie est dure quand on n’est pas riche ! »
« Besma, 41 ans, ce n’est pas facile tous les jours de vivre avec ses vieux parents, surtout quand on a connu l’indépendance et la vie de couple. Revenir ici après mon divorce me donne l’impression que je dois quelque chose à mes parents, alors que lorsque j’étais jeune, vivre sous leur toit était un droit acquis. On se sent comme une lourde charge, le vilain canard, celle qui a échoué… Alors je me dis que c’est provisoire et je cherche activement un second mari. »
« Amine, 35 ans, j’ai honte chaque fois que des amis que je n’ai pas vus depuis longtemps me disent : encore sous le toit familial à ton âge, comment est-ce possible ? Certains vont même jusqu’à me dire que c’est une solution de facilité, qu’il faut se jeter dans la jungle et se battre. Mais mes faibles revenus m’empêchent de louer tout seul et je n’ai pas trouvé une femme assez riche pour partager avec moi les frais d’un foyer. Je suis tout de même heureux comme ça, car je profite de tous mes revenus et j’essaye de vivre, de sortir, de m’amuser, ce que je ne pourrais jamais faire si je ne vivais pas chez mes parents ».
« Souad, 33 ans, je ressens une grande angoisse chaque fois que je tente de couper le cordon. Alors je reste, toujours tiraillée entre mon envie d’indépendance et de voler de mes propres ailes. Et si je n’ai pas encore sauté le pas, c’est parce que je ne me sens pas prête à assumer un foyer, un mari, des enfants… Je suis bien quand même car j’ai un cocon pour m’abriter et beaucoup de liberté ! »