Le titre de cette chronique est emprunté à un poème de Louis Aragon pour revenir sur un désastre longtemps négligé. C’est, plutôt, une tragédie de plus pour notre société qui, aux prises avec le désenchantement de toutes ses couches et les dérives de ses élites, prend à bas bruit, la tête baissée, le chemin confus vers un désordre médiatique sans précédent. Mais qu’ont-ils fait tous pour qu’on en arrive là ? Les leviers de ce domaine hautement stratégique seraient-ils, à tous les niveaux, entre les mains de pyromanes qui n’ont aucun sens de l’intérêt général ? On sait déjà que la prétendue «bien-pensance», noyée dans son isolationnisme, n’a quasiment plus de repères, mais n’est-elle pas en train de perdre aussi toutes ses facultés ? Le secteur audiovisuel est médiocre, grisailleux, pagailleux et intègre en son sein la complexité, la platitude et le contradictoire, ce qui laisse l’impression qu’il est toujours en crise. Une crise insidieuse et infiniment profonde prenant la forme d’une inexorable montée en puissance de la défiance du public à l’égard de la plupart de ces radios et télévisions. Cependant, ils peuvent se vanter d’une «prouesse» : avoir réussi à créer l’unité des Tunisiens contre leurs «marchandises», chose désormais très rare dans une société dramatiquement fragmentée. Nous voici donc, avertissait le grand ethnologue Claude Lévi-Strauss, comme «ces vers de la farine qui s’empoisonnent à distance dans le sac qui les enferme bien avant que la nourriture ne commence à leur manquer». Ce secteur s’est déconsidéré jadis par des décennies de complaisance multiforme envers le pouvoir. Mais il se déconsidère, depuis le 14 janvier 2011, à l’inverse par le harcèlement maniaque de quiconque exerce son droit d’être différent, fût-ce avec justesse, modestie et dignité. Ce harcèlement est d’autant plus odieux qu’il s’exprime lâchement dans l’ignoble confort de la «liberté d’expression» ! Après les béni-oui-oui, ces médias regorgent de béni-non-non ! À force de semer des idioties, de produire des émissions pleines de sottises, de vitupérer contre les compétents, de ridiculiser les distingués, les illustres et les éminents sous toutes les latitudes, nous voilà arrivés au bout du gouffre. En ces temps d’incertitude, à un moment où toutes les composantes de ce secteur sont contestées, attaquées, vilipendées, il est légitime, dans ce contexte, d’accuser en premier lieu les responsables qui ont retardé la prise de conscience, par idéologie ou par intérêt pendant la décennie de braise, compliquant la mise en œuvre de législations plus efficaces. Légitime aussi de pointer la responsabilité directe et le court-termisme des patrons de ces chaînes bien trop passifs. Il faut reconnaître, en plus, que le soulèvement de janvier 2011 n’est pas pour rien dans l’illusion politique, la croyance qu’une mainmise, plus ou moins discrète, sur ce secteur suffit à le mettre sur les rails. En ignorant certains principes de base, plusieurs décideurs se sont obstinés dans un labyrinthe qui n’a réglé aucun des problèmes de ce domaine. Ils ne savent pas que l’espace audiovisuel est le lieu où une société transmet ses valeurs, et donc, d’abord, le lieu où celles-ci se reflètent. Le succès ou l’échec d’une chaîne radiophonique ou télévisée, c’est donc celui des valeurs qu’elle veut transmettre aux auditeurs et spectateurs. Je parle de l’inconséquence de la plupart des décideurs et acteurs dans ce secteur, voire de leur irresponsabilité dans ce contexte, mais je ne mets pas en doute l’engagement de tous ceux qui ont fait preuve d’audace pour casser les structures monopolistes en préservant les principes fondamentaux de la machine audiovisuelle notamment l’honnêteté, la crédibilité et la liberté d’expression.