A la Kasbah : Un gouvernement sans Ennahdha ?

La motion sur l’organisation des frères musulmans et son classement en tant qu’organisation terroriste a été rejetée. La tentative de destitution de Rached Ghannouchi de la présidence de l’ARP a échoué. Et Elyes Fakhfakh, le Chef de gouvernement désigné par le président Kaïs Saïed en janvier dernier, objet d’une cabale sur fond d’accusations de conflits d’intérêts, a fini par jeter l’éponge. Une autoroute est désormais ouverte devant Ennahdha qui démontre, ainsi, coup sur coup, qu’elle contrôle le Parlement, qu’elle peut déstabiliser la présidence du gouvernement et qu’elle peut imposer ses choix, quel que soit le degré d’opposition sur la scène politique ou dans l’opinion publique.
Le ressenti de satisfaction générale enregistré à l’annonce surprise de Hichem Mechichi, le 25 juillet dernier, comme nouveau chef de gouvernement désigné par le président Kaïs Saïed, prédisait l’écartement imminent de Rached Ghannouchi du perchoir par la majorité des députés. Il a manqué 12 voix aux 109 requises pour réussir cette grande première.
A présent, tous les regards sont dirigés vers Dar Dhiafa où Hichem Mechichi prépare dans la discrétion totale la composition du 3e gouvernement  en sept mois.  Une gageure en cette période de profonde division au sein de la classe politique. La logique de l’intérêt supérieur de la Nation, partagée par une partie de la classe politique et de la société civile, voudrait que cette équipe soit  restreinte, 20 ministres au plus, et formée de compétences non partisanes mais politisées, qui puissent dialoguer et composer avec les partis politiques. Une équipe prête à prendre les dossiers urgents en main et à entrer de plain-pied dans la concrétisation des réformes économiques et des attentes sociales qui sont en souffrance depuis plusieurs années.
L’autre scénario, choix de la plupart des partis politiques, serait un gouvernement partisan élargi, ou d’union nationale, comme le souhaitent Ennahdha et son principal allié actuel Qalb Tounes, qui prônent l’ouverture à toutes les formations politiques représentées à l’ARP afin d’écraser la redoutable opposition du PDL et de sa présidente Abir Moussi. La majorité parlementaire (Ennahdha, Qalb Tounes, Al Karama et des indépendants) que s’est constituée Ennahdha lui permet aujourd’hui de faire tomber le gouvernement Mechichi s’il ne satisfait pas ses intérêts partisans et d’aller vers des Législatives anticipées. Le parti de Rached Ghannouchi prétend être prêt à de nouvelles élections, contrairement à beaucoup d’autres petits partis, notamment Qalb Tounes. Seul le PDL est donné favori par les derniers sondages pour tenir tête à Ennahdha dans le cas d’un nouveau scrutin.

 Tandem Ghannouchi-Karoui
Le maintien de Rached Ghannouchi à l’ARP aura des conséquences sur les négociations de Mechichi pour la formation du gouvernement, surtout si ce dernier envisage d’écarter Ennahdha ou de minimiser sa présence au prochain gouvernement. Nabil Karoui ne lâchera pas Rached Ghannouchi. Le tandem est plus fort que jamais et le pacte est scellé pour se soutenir mutuellement en toute circonstance, quel qu’en soit le prix politique, économique ou social. Ceux qui expliquent la position du président de Qalb Tounes par les menaces d’Ennahdha de le remettre en prison au cas où il s’allierait avec ses opposants commettent une double erreur : ils accusent ainsi ouvertement et sans preuve Nabil Karoui de corruption et la justice d’être à la solde des islamistes.  Or, Nabil Karoui est bien plus que des « dossiers » entre les mains de la justice. Il est habitué à composer avec Ennahdha : il a encouragé et soutenu Béji Caïd Essebsi à conclure le consensus avec Rached Ghannouchi, on le dit même partie prenante. Il soutient aujourd’hui Rached Ghannouchi, il l’a aidé à gagner au vote la présidence de l’ARP et l’a sauvé le 30 juillet dernier en l’aidant, également au vote, à y rester. Pourtant, Ennahdha l’aurait, selon ses propos, privé d’être président de la République en le jetant en prison pour mettre un terme à sa campagne électorale. Le paradoxe aurait-il un nom, celui de Nabil Karoui ? Sans doute non. Karoui a lui aussi marqué des points et pris sa revanche sur Ghannouchi, à la première occasion : le vote de son parti Qalb Tounes a fait tomber le gouvernement Jemli et il s’est même à l’époque rapproché de Youssef Chahed qu’il accusait d’être complice de son incarcération. Le coup était trop dur pour Ennahdha et il annonçait surtout la fin de l’islam politique. Abir Moussi avait alors déclaré : « C’est l’occasion ou jamais pour écarter Ennahdha du gouvernement ». Mais c’était sans compter sur la capacité des islamistes à faire profil bas quand c’est nécessaire et à jouer le rôle de victimes effarouchées pour attendrir la galerie. Avec Nabil Karoui, l’occasion en or leur a été offerte par Elyes Fakhfakh quand il a repoussé Qalb Tounes pour finalement le jeter dans les filets des islamistes. Aujourd’hui, ils sont ensemble, main dans la main, contre tous.
Or, Mechichi a besoin de Qalb Tounes pour obtenir le vote de confiance du Parlement. Il ne l’aura pas si Ennahdha est écarté. A moins que la mission dont Mechichi est imparti soit autre, par exemple la dissolution de l’ARP par le chef de l’Etat et la convocation d’élections législatives anticipées. Il est connu, en effet, que Kaïs Saïed ne s’embourbe pas des stéréotypes et du politiquement convenu. Pour le constitutionnaliste intègre qu’il est, tout est dans la foi et dans la loi, dans le courage de ses idées et leur concrétisation, mais dans le strict respect de la Constitution dont il est le garant. Pour le président Saïed, l’important n’est donc pas de plaire aux partis, au monde des affaires, aux faiseurs de rois. Ils ont fait trop de mal à la Tunisie, il en est convaincu. Au terme d’une décennie, le pays est en faillite, l’insécurité fait son come-back et les Tunisiens ont vomi la classe politique incompétente, incapable, ridiculisée. Ce qui compte par-dessus tout, dit-il, c’est d’écouter les souffrances du peuple, les apaiser et préserver la nation et sa souveraineté des traîtres. Et il y en a, selon lui. Il en parle sans les nommer, sans les désigner, mais il les connaît. Il dit et répète, sur un ton nerveux presque coléreux, que la Tunisie est, en ces jours difficiles à tout point de vue, la cible de tentatives de déstabilisation sécuritaire et d’implosion de l’Etat, tentatives dirigées de l’intérieur et orchestrées de l’extérieur. La situation est d’une telle gravité qu’il va visiter en personne les troupes et s’enquérir de l’état de vigilance et d’aptitude des forces armées, promettant que les traîtres n’ont pas de place en Tunisie.

Kaïs Saïed, droit dans ses choix
Conséquence : le nouveau chef de gouvernement désigné est une surprise. Il ne vient d’aucun parti, il ne figurait dans aucune liste partisane et était de surcroît partant depuis que son patron Fakhfakh a démissionné, le 15 juillet.  Ce choix, Kaïs Saïed l’a fait alors qu’il sait que sans ceinture parlementaire, Hichem Mechichi risque de ne pas tenir le coup, comme son prédécesseur. Et pourtant, le commis d’Etat, compétent et discret, entre d’emblée dans l’arène et fait ses premiers pas sur les traces, sinon à l’ombre, du président Saïed. Ses premières concertations sur la formation de la nouvelle équipe gouvernementale ne sont pas  menées avec les partis politiques. Il reçoit les représentants des organisations nationales, des experts et des personnalités notoires de tous bords. Aucun parti n’a été consulté tout au long de la première semaine. Comme Kaïs Saïed, il chercherait à limiter l’hégémonie des partis politiques, que les Tunisiens tiennent  pour responsables de la situation actuelle du pays. En choisissant Mechichi, l’actuel ministre de l’Intérieur, pour former le prochain gouvernement, alors que tout le monde attendait un spécialiste de l’économie et des finances à la Kasbah, Kaïs Saïed met en garde et prévient que la conjoncture est hautement sécuritaire et que l’intérêt du pays passe par un chef de gouvernement non partisan à la Kasbah. Porter son choix sur un juriste, apolitique, rompu aux hautes fonctions administratives, au lieu d’un spécialiste de l’économie et de la finance comme le souhaitaient les partis et les organisations nationales (Ugtt et Utica) devient alors une option dans la logique de Kaïs Saïed qui n’a jamais caché sa désapprobation par rapport aux tiraillements politiques et à la foire d’empoigne qu’est devenue l’ARP, ni son  projet politique : la révision du système électoral et l’instauration de la démocratie directe.
Plébiscité en octobre 2019, Kaïs Saïed commence à faire parler ses détracteurs et à déchaîner les critiques acerbes, tues depuis plusieurs mois. Seïfeddine Makhlouf, le chef de la coalition Al Karama, va jusqu’à déclarer que « le président est devenu un danger pour la transition démocratique ». Autrement dit, Kaïs Saïed serait un dictateur en voie d’intronisation. La raison est que le président Kaïs Saïed n’a rien changé à sa méthode ni à son discours. Que cela plaise ou non ! Comme en décembre dernier, il n’y a pas eu de négociations directes sur les candidats proposés par les formations politiques représentées au Parlement. Les propositions lui ont été adressées par écrit, puis, il a pris sa décision, seul, ignorant toutes les mises en garde à l’encontre de cette approche qui a amené Elyes Fakhfakh à la Kasbah, un chef de gouvernement dépourvu d’une ceinture parlementaire large et confortable et contraint à démissionner moins de six mois après sa désignation. Sauf que Kaïs Saïed agit dans le respect de la constitution de 2014 et bien que celle-ci limite les prérogatives du président de la République, le constitutionnaliste Kaïs Saïed sait composer avec elle sans l’enfreindre, mettant ses opposants dans l’embarras.
Le bras de fer entre Carthage et Le Bardo va immanquablement vers l’endurcissement, chaque partie œuvrant, par divers moyens, à mettre la main sur la Kasbah, après qu’Ennahdha eut réussi à maintenir son président à la tête de l’ARP.  Mechichi, lui, se trouve sur des charbons ardents. Le pays est surendetté, en quasi-faillite et l’explosion sociale est imminente. En effet, à la veille des vacances parlementaires, les députés ont eu « le génie et la générosité » de voter un projet de loi exceptionnel portant sur le recrutement systématique des chômeurs de plus de dix ans dans le secteur public : une bombe à retardement qui traduit la politique de la terre brûlée, pratiquée depuis 2011, qui a réduit en cendres tous les gouvernements précédents et toutes les tentatives de sortie de crise politique, économique, sociale ou sécuritaire.

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