A l’ARP : Sois conne et tais-toi !

Le plafond de verre est de plus en plus bas pour la femme politique tunisienne. Depuis 2011, sa présence au Parlement s’est réduite comme une peau de chagrin et depuis 2019, sous la législature dominée par l’islamisme politique, la femme est agressée verbalement et physiquement au sein du Parlement pour la faire taire.  Au terme d’une décennie violente et perturbée, la transition démocratique a débouché sur une impasse politique, sociale, économique, culturelle et identitaire. Sur son chemin, elle a emporté le podium sur lequel se hissaient les droits et le statut de la femme tunisienne. Les statistiques relatives à la femme rurale, ouvrière, au chômage, battue, violée, assassinée, témoignent du peu d’intérêt accordé par les dirigeants post-révolution à plus de la moitié de la population tunisienne. La société civile féministe, elle, est piégée entre son animosité aveugle envers l’ère Ben Ali, dont elle ne veut pas reconnaître le moindre acquis, ni la moindre réalisation, et sa complaisance totale, souvent aveugle, avec les nouveaux  dirigeants soi-disant «démocrates».

En juillet 2017, l’ARP adoptait par 146 voix sur 217 la loi contre toutes les formes de violence faites aux femmes. «Une loi historique», lit-on sur le site ONU Femmes. La ministre de la Femme, de la famille et de l’enfance en poste à l’époque, Naziha Laâbidi, déclarait : « Je suis très fière en tant que Tunisienne et en tant que femme d’abord que cette loi ait été adoptée ; aujourd’hui, c’est l’apothéose après le Code du statut personnel initié en 1956». La Coalition de la société civile affirmait de son côté, dans un communiqué, qu’il s’agissait là «d’une nouvelle pierre féministe dans l’édifice de la Révolution».
Quatre ans plus tard, le féminisme tunisien et la Révolution ont pris un sacré coup en même temps qu’une députée a été giflée par un collègue dans la salle des plénières. La ministre de la Femme en poste actuellement, Imen Houimel, a été, elle-même, le 30 juin dernier, un des témoins directs à l’Assemblée des représentants du peuple (ARP) des coups portés par un député, Sahbi Smara, indépendant, ex-membre du bloc islamiste radical Al Karama, sur sa collègue qui protestait contre un projet de convention en cours d’examen dans une séance plénière.  Coup de théâtre ! La ministre n’a pas bronché. Elle est restée impassible, inerte, au cours et après l’agression, jusqu’à ce qu’elle soit évacuée hors de l’hémicycle. A côté d’elle, la présidente de séance, une autre députée, premier vice-président du Parlement, tout aussi inerte, n’est pas à sa première indifférence à l’égard de la violence exercée sur la même députée, Abir Moussi, par trop gênante avec ses méthodes casse-gueules d’opposition à la majorité parlementaire, formée par les islamistes et leurs affidés. Pour les deux femmes responsables politiques, la victime de ce banditisme avéré au sein d’une institution souveraine n’est autre que la présidente du parti d’opposition controversé par tous et honni par tous, le PDL.
Pour la ministre de la Femme actuelle, la loi organique n°2017-58 du 11 août 2017, relative à l’élimination de la violence à l’égard des femmes, c’est juste pour les cérémonies officielles.

Tous les dépassements sont permis contre la députée Abir Moussi
Cela n’a donc rien d’insolite ni de choquant, c’est même une habitude. L’ensemble de la classe politique et les institutions de l’Etat —présidences de la République et du gouvernement, Parlement, services judiciaires et sécuritaires— ignorent cette femme et se permettent avec elle tous les dépassements qu’ils s’interdisent avec les autres élus. Aucune de ses plaintes judiciaires n’a été prise au sérieux et aucun appel à chacun des trois présidents n’a été entendu. La solidarité féminine n’est pas à l’ordre du jour, on n’improvisera donc rien. A se demander comment elle parvient à tenir le coup et à continuer de batailler pour ce qu’elle considère comme le projet de son mandat : combattre politiquement les islamistes «qui ont ruiné la Tunisie» et parvenir à les faire écarter du pouvoir  en éclairant les Tunisiens sur leurs «manigances, mensonges et complots contre le projet de société moderne bourguibien».  Ce n’est pas, en effet, la première fois que Moussi est agressée au Parlement et qu’elle est violentée par des représentants de l’Etat, elle a déjà connu la répression policière violente lors de la levée du sit-in de son parti par les forces sécuritaires de devant l’Union des oulémas musulmans en mars 2021, puis celui de la place du Bardo en juin 2021. Cette députée au tempérament coriace est attaquée de toutes parts, elle est en conflit avec ses collègues députés et avec les médias. Elle est seule contre tous, elle est la première à avoir affronté frontalement et violemment le mouvement Ennahdha et les formations politiques alliées. Depuis qu’elle a été élue, elle leur a déclaré la guerre, leur a promis de les chasser du pouvoir et a osé remettre sur toutes les bouches le mot qui a été prohibé depuis 2011 pour désigner les Ikhwanes, à savoir « khwanjia », en référence à l’organisation des Frères musulmans. Dans cette confrontation physique et mentale qui dure depuis un an et huit mois, le PDL et sa présidente ne sont soutenus que par leurs partisans, un soutien malgré tout de plus en plus large, selon tous les sondages d’opinion qui affichent un PDL indétrônable depuis plusieurs mois.
Mais cette fois, c’est la société civile qui aura une réaction différente. C’est le tollé.  Tout le monde s’y met pour défendre Abir Moussi, qui du bout des lèvres, qui en usant du « oui, mais… ».  Hormis chez les irréductibles ennemis de Moussi, à savoir Ennahdha et ses acolytes, l’indignation est forte et la société civile condamne ouvertement, dont la Centrale ouvrière (Ugtt), la Centrale patronale (UTICA),  la Ligue des Droits de l’Homme (LTDH), les féministes (ATFD).  Ce sera le deuxième coup de théâtre. Des chroniqueurs et des journalistes parmi ses plus fervents détracteurs défendent Abir Moussi. Une première. Même Samia Abbou (Courant démocrate) déclare son soutien à celle qu’elle évite même de regarder lorsqu’elle la croise à l’ARP. Force est de constater, dans le cas d’espèce, que l’agression était en direct et trop flagrante pour être ignorée, d’autant qu’elle a été suivie par une deuxième agression physique, le soir même. Cette fois, c’est le chef des islamistes radicaux, l’avocat des terroristes –Seifeddine Makhlouf, président du bloc Al Karama– qui s’en prend à elle en lui assénant un coup de pied devant tous les élus présents et les caméras qui transmettaient la séance plénière en direct. Tout cela pour la faire taire, pour qu’elle cesse de faire du bruit autour d’une convention de siège avec l’Emirat du Qatar, pourtant refusée en 2018 par la précédente mandature (2014-2019). Les démocrates et les défenseurs des droits de l’homme ne pouvaient se permettre cette fois de faire la sourde oreille sous prétexte que Moussi est une ex-Rcdiste et une nostalgique de l’ère Ben Ali. Il s’agissait d’une femme violentée, qui plus est une femme politique, une députée au sein de l’ARP, devant l’opinion nationale et internationale.  Qu’en penseraient les organisations internationales des droits de l’homme fortement représentées en Tunisie et onusiennes sur l’engagement de la société civile tunisienne à respecter les conventions signées ?

La gifle qui cache l’affront… national
Mais la tension va tomber aussi vite qu’elle est montée. D’abord, l’instruction publique ne lève pas le petit doigt pour convoquer les agresseurs d’une femme en flagrant délit, alors que des blogueurs sont inquiétés pour leurs écrits et leurs opinions. Puis, la même Samia Abbou de même que le président de la république feront une déclaration qui fera baisser la polémique, au détriment d’Abir Moussi, à savoir que l’agression était un scénario orchestré et préparé trois jours avant les faits, afin de faire diversion sur ladite convention, contestée par la plupart des blocs parlementaires.  Le scénario de l’agression aurait été inspiré par Abir Moussi et les députés de son bloc, qui se sont mis en travers de l’examen de la convention qatarie proposée par Ennahdha et ses alliés, en observant un sit-in au niveau du perchoir de l’ARP, empêchant  ainsi la tenue de la séance plénière sous l’hémicycle principal et son transfert dans le bâtiment annexe de l’ancienne chambre des sénateurs.  Ennahdha et ses «bras» alliés  qui étaient déterminés à faire passer la convention auraient scénarisé la gifle et le coup de pied portés à la députée «têtue» pour créer la surprise et l’indignation et forcer le passage au vote de ladite convention sans débats et sans devoir répondre aux interrogations. Ce qui fut fait. La convention a été adoptée à 122 voix pour, 12 contre et une abstention, sachant que 82 députés ont boycotté le vote. Pourquoi le boycott ? Une grande question. Pour quelle raison ne pas avoir exprimé le rejet de la convention par le vote, ce qui aurait totalisé 94 voix contre, soit un écart de seulement 28 voix ? Politiquement, c’est important, indépendamment du recours que ces blocs parlementaires contestataires ont décidé de porter devant l’instance provisoire de constitutionnalité des projets de loi. La deuxième interrogation s’est posée sur les raisons de l’obstination d’Ennahdha à faire adopter cette convention, sachant que cette dernière ne tient pas compte des intérêts de la Tunisie et surpasse même la souveraineté de l’Etat tunisien.
La convention en question porte sur l’instauration d’un bureau régional en Tunisie pour le fonds qatari du développement. Une affaire ancienne, remontant à 2016, qui a rencontré un refus quasi général par la précédente mandature de l’ARP (2014-2019). La convention est soupçonnée de viser le blanchiment d’argent du terrorisme et de fournir un refuge sûr en Tunisie aux ikhwanes qui, à cause des nouveaux rebondissements géopolitiques au niveau des pays du Golfe, sont désormais persona non grata dans tous les pays arabes et amis, y compris ceux où ils étaient les bienvenus : la Turquie et Qatar. Le caractère litigieux de la convention réside dans les avantages et privilèges exorbitants accordés à la partie qatarie tout en excluant tout droit de regard, de consultation ou de contrôle à l’Etat tunisien alors que l’accord couvre tous les domaines d’activité de l’Etat tunisien dont des secteurs stratégiques comme l’agriculture et l’énergie.
Par ailleurs, la convention a été signée en juin 2019 par l’ancien ministre nahdhaoui du Développement, de l’investissement et de la coopération internationale, Zied Laâdhari, et le Directeur général du fonds qatari, alors qu’elle aurait dû être signée par les deux homologues des deux gouvernements.
Il y aurait une autre diversion possible. Le président Kaïs Saïed ne donnant jamais d’explications à ses propos opaques, il faut aller les chercher là où les réponses sont probables. L’examen de la convention de siège est tombé à pic avec les très graves révélations du collectif de défense des deux martyrs Chokri Belaïd et Mohamed Brahmi. L’ancien procureur de la République, Béchir Akremi, proche d’Ennahdha, est accusé d’avoir  bloqué plus de six mille affaires de terrorisme et aurait « manipulé » les dossiers relatifs aux assassinats politiques.  Le collectif de défense a également déclaré que Rached Ghannouchi, président de l’ARP et d’Ennahdha, a usé de son influence sur des magistrats pour porter secours à son protégé, Béchir Akremi, qui fait face à des mesures disciplinaires.  L’affaire de la convention qatarie et l’agression de la présidente du PDL auraient été orchestrées par Rached Ghannouchi pour faire oublier un tant soit peu le scandale juridico-politique qui annonce de mauvais jours aussi bien pour le mouvement Ennahdha que pour l’institution judiciaire qui fait face à de fortes pressions visant son indépendance.

Le bureau des Nations unies à Tunis condamne l’agression physique contre Abir Moussi
Le bureau des Nations unies à Tunis a condamné lundi les actes de violence et les agressions commis mercredi 30 juin dans la salle des plénières du Parlement tunisien à l’encontre de la députée présidente du Parti destourien libre (PDL), Abir Moussi, des mains d’un député indépendant (Sahbi Smara) et du président de la coalition Al Karama, Seifeddine Makhlouf.
Les Nations unies ont invité les autorités tunisiennes à prendre les mesures adéquates contre les agresseurs, rappelant que cette agression n’était pas un acte isolé, mais survient dans une série d’actes de violence et de haine caractérisée contre les femmes parlementaires, et plus généralement contre les femmes politiciennes.
«Ce genre d’agression représente une sérieuse menace contre la démocratie, et la participation de la femme dans la vie publique dans le pays», écrivent les Nations unies dans un communiqué.

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