Par Lotfi Essid
J’apprends dans la rue par un coup de fil que Abdellatif kechiche vient d’avoir la Palme d’Or à Cannes et je trouve cela magnifique. Je cris tout seul, bravo ! Attirant sur moi le regard intrigué des passants.
Je suis passablement naïf et je me dis que les Tunisiens vont approuver ce prix et acclamer son auteur, d’autant plus que, le film étant français, nous ne faisons que tirer les marrons du feu. Je m’imagine que « La vie d’Adèle » du Français d’origine tunisienne Abdellatif Kechiche serait accueilli en toute sérénité, à ce que ceux qui connaissent soient conscients que cette plus haute distinction cinématographique place notre Kechiche aux côtés de Visconti et de Scorsese et son film dans la lignée du Guépard et de la Leçon de piano.
On n’imagine pas ce qu’une telle distinction peut faire pour nous. Enfin, une œuvre d’art, portée par un Tunisien, qui sera partagée avec l’ensemble de l’humanité et influencera la créativité de chacun. Ce n’est pas peu de choses. Reconnaissons que pour des millions de gens, le Japon c’est Akira Kurosawa, la Pologne c’est Andrzej Wajda, comme pour d’autres, la Colombie c’est Gabriel García Márquez et l’Egypte Néjib Mahfouz. Le prix de Kechiche retentit qu’on le veuille ou pas sur la Tunisie, valorise et motive nos créateurs et nos opérateurs culturels, il peut aussi faciliter les échanges et les opportunités et pas seulement en matière de culture.
J’ai une pensée pour l’Algérien Lakhdar Hamina, seul Arabe, jusqu’ici à avoir obtenu, en 1975, la Palme d’Or à Cannes. Souvenez vous de sa « Chronique des années de braise » qui a donné un tel engouement aux cinéphiles et cinéastes qu’ils se sont mis à rêver d’Alger comme d’une grande métropole du cinéma. Dans le sillon de cette fresque de la guerre d’indépendance qui est, à l’opposé du film de Kechiche, une production algérienne, on a vu pousser et s’épanouir de grands cinéastes, des productions et des coproductions ambitieuses, on a assisté à l’essor d’une critique cinématographique et d’une cinémathèque fondée sommairement en1964. Cet enthousiasme a même contaminé les cinémas tunisien et marocain qui ont emboîté le pas aux Algériens. C’était le petit âge d’or du cinéma maghrébin.
A peine remis de mes émotions, je m’aperçois qu’on gâche encore une fois la fête, qu’on crache dans la soupe. Aussitôt dévoilée la nature du film qui relate une relation homosexuelle torride, les donneurs de leçons de différents milieux, surtout politique, ont sorti l’argumentaire tuniso-arabo-musulman dans lequel la liberté de l’artiste vient en dernier, après toutes les considérations identitaires.
Déjà, l’été dernier, lorsque Habiba Ghribi devient la première Tunisienne médaillée olympique, les sermonneurs de toutes sortes, ne trouvant rien à redire à une performance silencieuse, ont dénoncé les jambes nues de la vice-championne olympique, comme si on pouvait battre des records de course à pied en courant en combinaison intégrale. Cette fois, la performance de Kechiche est parlante, criante et même dérangeante comme toutes les bonnes créations.
Sommes-nous donc incapables de mesurer de l’importance de l’exploit et l’étoffe du héros ?
Ils étaient ridicules les participants aux talk-shows priés de donner leur avis sur l’honneur exceptionnel accordé à un Tunisien ; chacun y allait de son assaut et les moins hargneux de leurs petites fantaisies, l’un aurait voulu un film qui s’inspire de notre patrimoine et de nos valeurs ; l’autre opte pour la veine révolutionnaire ; un sot parle de pornographie et ajoute: s’il faut de l’érotisme que ce soit un érotisme bien de chez nous, un érotisme qui reste dans les chastes limites de l’amour platonique.
Cette réception inadéquate pour ne pas dire scandaleuse n’est pas imputable à une classe politique ou à un ministère de la culture, elle s’étend aux intellectuels, aux artistes, aux professionnels du cinéma et à tous ceux que j’ai vus faire la moue à l’évocation du film. Elle est révélatrice de notre désarroi, de l’effritement de notre identité, de notre incapacité à juger sereinement et comme il se doit la marque d’honneur exceptionnelle attribuée au Tunisien Kechiche. Nous sommes de plus en plus remplis de nous mêmes, accrochés à des repères mythiques qui nous empêchent de voir clair et nous plongent dans une déplorable décadence.
Heureusement que l’admission dans la cour des grands, récompense les hommes et non les pays et que Kechiche ne fait pas partie de ces arabes timorés, accrochés à une identité factice et à un nationalisme étriqué.
Encore une polémique superflue qui ne mérite pas que les bien-pensants s’en mêlent, sauf pour dénoncer.