Les suites des mesures du 25 juillet 2021 prennent forme lentement, très lentement même, mais sûrement. A ce jour, les domaines ciblés sont au nombre de deux : le politique et le judiciaire, en rapport avec la corruption politique, financière, électorale…
Éloignement des partis politiques avec le gel des travaux de l’ARP, fermeture de l’instance chargée de lutter contre la corruption (Inlucc) et mise en résidence surveillée d’un de ses anciens présidents, suppression de l’instance provisoire chargée de l’examen de la constitutionnalité des projets de loi et, depuis lundi dernier, fermeture du Conseil supérieur de la magistrature. Ce n’est pas peu. C’est un total chambardement de la vie publique qui a été bâtie durant plusieurs années, depuis 2011, avec des aides étrangères techniques et financières colossales. Le choc est là, la colère, aussi. Et pour cause : toutes les instances démocratiques mises en place au lendemain de la révolution de 2011 sont aujourd’hui menacées de gel, de fermeture, de suppression.
Le décret 117 donne droit au président de la République de prendre toutes les décisions qu’il juge nécessaire sans possibilité de recours dès lors que ces mesures tendent à protéger l’Etat, le pays, le peuple, d’un danger imminent qu’il est seul à pouvoir en évaluer la dangerosité. Eh oui. Les politiques et les hommes de loi sont désormais, aux yeux du président, un danger pour la Tunisie. Pas tous, bien sûr. Ils ne sont, en fait, qu’une minorité. Et pourtant, ils représentent un danger que le président se fait un devoir d’écarter de la scène publique et que nombre de Tunisiens demandent à ce qu’ils rendent des comptes devant la justice. Laquelle ? On ne le sait pas encore.
Ils sont accusés d’être impliqués, directement ou indirectement, dans des affaires de terrorisme et de grande corruption qu’il est impossible de passer sous silence.
Des politiques ou des magistrats entachés dans leur réputation ne peuvent pas gouverner, pour les premiers, instruire ou prononcer des jugements, pour les seconds. Il est vrai qu’on n’en serait pas là si les Ordres judiciaires avaient pris en charge eux-mêmes leurs problèmes internes et si le CSM avait pris des mesures sérieuses et crédibles contre les magistrats impliqués dans des affaires douteuses. Cela n’a pas été fait et les Tunisiens se sont sentis trahis par une justice à deux vitesses qui protège les puissants et ne pardonne rien aux plus faibles.
Alors, quand Kaïs Saïed boucle l’ARP et maintenant le CSM, il y a un soulagement chez ceux qui n’ont aucun pouvoir sur les dirigeants politiques qui ont ruiné leur pays et fait fuir leurs enfants, et sur les magistrats qui les couvrent et les protègent. Un rapport de la Cour des comptes parle de 6200 dossiers liés au terrorisme, cachés par l’ex-procureur général de la République, Béchir Akremi, accusé lui-même d’avoir camouflé des preuves dans l’affaire de l’assassinat de Chokri Belaïd. Un exemple parmi tant d’autres. Ce même Akremi a été blanchi et a même repris ses fonctions, dit-on. C’est ce qui a fait que les Tunisiens, si désabusés, sont prêts à tout accepter de Kaïs Saïed. L’homme qu’ils ont élu à la magistrature suprême pas pour son expérience politique mais pour son intégrité. Pourvu qu’il les débarrasse des responsables de la décennie noire 2011-2021. Ceux-là mêmes qui n’ont eu aucun égard pour les Tunisiens qu’ils ont abandonnés à leur sort au plus haut pic de la pandémie Covid.
Les tollés et les vagues d’opposition qui sont provoqués par les décisions du président Kaïs Saïed sont justifiés, car il y a une réelle crainte pour l’avenir de la démocratie en Tunisie. Et le problème, c’est la manière unilatérale et à la limite « dictatoriale » avec laquelle le président décide et agit qui suscite plein d’interrogations. On ne sait pas ce qui va sortir de la consultation numérique, ni du référendum, ni de la nouvelle constitution, ni de la nouvelle loi électorale, ni qui sont les personnalités qui vont être chargées de leur révision, ni des élections anticipées de décembre 2022.
Et ce ne sont pas les signes d’inquiétude que les agissements de Saïed provoquent qui manquent, que ce soit à l’intérieur ou à l’extérieur du pays. L’Union européenne, principal partenaire de la Tunisie, n’a pas caché sa « vive préoccupation » concernant la situation qui prévaut dans notre pays suite à la dissolution du CSM par le chef de l’Etat tout en soulignant l’importance de l’indépendance de la justice. «Nous suivons avec inquiétude l’évolution de la situation en Tunisie, notamment la récente annonce par le président de la République (Kaïs Saïed) de la dissolution du Conseil supérieur de la magistrature», a déclaré Nabila Massrali, porte-parole du Haut représentant de l’Union européenne pour les affaires étrangères et la politique de sécurité qui ajoute que «tout en respectant la souveraineté du peuple tunisien, nous rappelons, une fois de plus, l’importance de la séparation des pouvoirs et de l’indépendance judiciaire en tant qu’éléments clés pour la démocratie, la stabilité et la prospérité du pays». Des réformes substantielles comme celle-ci, aussi importante et nécessaire qu’elle puisse être, doivent être le résultat d’un processus inclusif et transparent», a-t-elle averti. L’Allemagne, le Canada, les Etats-Unis, le Japon, le Royaume-Uni, ainsi que la France et l’Italie ont également exprimé leur inquiétude. Celle-ci est justifiée par l’absence de décret accompagnant l’annonce verbale de l’acte de dissolution.
Pourtant, une grande majorité de Tunisiens continuent de soutenir Kaïs Saïed et de n’accorder aucun crédit à ses opposants. Le président de la République tire profit et force de ce soutien et il est certain qu’il ne va ni reculer ni s’arrêter en si bon chemin. Le sien, bien sûr.
A qui sera le tour la prochaine fois ? On peut bien l’imaginer : les médias, les syndicats et la loi sur les associations et les partis politiques. Il n’a jamais voulu avoir à faire aux médias en raison de liaisons douteuses de beaucoup d’entre eux avec les partis politiques et les lobbys politico-financiers. Quant à sa relation avec la Centrale syndicale, distante et prudente, elle ne laisse pas présager un dégel total dans les plus brefs délais. Pour ce qui est des associations et des partis politiques, il s’agira de faire la lumière sur les financements étrangers occultes.
La réforme de la justice reste, en tout état de cause, l’urgence des urgences, avant la révision de la Constitution, de la loi électorale et la réorganisation de la vie politique. Quand le chef de l’Etat affirme qu’il y a eu « manipulation du dossier de Chokri Belaïd au niveau de la justice» pour étouffer la vérité, il devient impératif de rétablir la confiance en la justice pour mettre en place les assises d’une démocratie saine et durable. Ce qui explique que la réforme de la justice est un souhait unanime exprimé par la famille judiciaire, par les partis politiques et les organisations de la société civile. Il reste que Kaïs Saïed doit sortir de son isolement et s’ouvrir à un dialogue inclusif, dans l’immédiat. Si le président attend de nettoyer le pays de tous les corrompus avant de lancer le dialogue, il y a lieu de douter qu’il puisse terminer le travail avant les élections de décembre prochain.