L’espace public est aussi à elles. Moins visibles que les jeunes hommes qui, plusieurs jours durant, ont tenu tête à la police et l’ont affrontée, les femmes de Tataouine ont aussi investi la rue pour écrire une page d’histoire du lieu. A leur façon.
A 500 kilomètres de Tunis, au sud du pays, dans ce lieu traditionnel où les caravanes ont longtemps fait étape, la place des femmes n’est pas vraiment au cœur des rues. Sabrine Wafi le sait, elle qui milite pour que leurs droits égalent ceux des hommes. Et pourtant, pendant les quelques jours de violences qu’a connus le lieu durant le mois de juin, elle était là aux côtés des protestataires à distribuer du lait pour soulager les yeux irrités.
Sabrine Wafi connaît bien les jeunes de la région qui manifestent régulièrement depuis 2017 pour demander du travail sur les sites pétroliers du sud du pays. Elle connaît bien la situation dramatique de cette région oubliée. « Ici, nous avons tous un proche, un mari, un frère ou un cousin qui souffre du chômage. Alors, les gaz lacrymogènes jusque dans nos maisons, c’en était vraiment trop… », témoigne celle qui a aussi fait entendre sa voix et hurlé des slogans pour plus de justice sociale.
*28,7 % des actifs au chômage
Depuis 2017, les manifestants enchaînent les sit-in, les grèves de la faim, les manifestations nocturnes pour se faire entendre. Ils se sont même entretenus avec le président Kaïs Saïed en janvier. Mais rien n’y a fait. Ils attendent toujours l’application des accords signés entre le gouvernement et les syndicats il y a trois ans, qui promettaient l’embauche de 1 500 d’entre eux et une aide au développement de 27 millions d’euros pour la région.
Le gouvernorat, dont l’activité économique est surtout fondée sur l’agriculture, espérait beaucoup des sites pétroliers des alentours. Le dernier ouvert, le champ gazier de Nawara en activité depuis février devrait créer près de 3 000 emplois locaux, selon le ministère de l’industrie. Mais, pour le moment, les habitants de Tataouine ont du mal à en voir les retombées.
Dans la nuit du 20 au 21 juin, l’arrestation violente du leader de leur mouvement, Tarek Haddad, a été l’élément déclencheur de nouvelles journées d’affrontements avec la police, dans cette ville où 28,7 % de la population active est au chômage. La goutte d’eau avait été précédée d’une période difficile déjà.
La crise sanitaire du Covid-19 avait augmenté la précarité de nombreuses familles. « Beaucoup de jeunes d’ici travaillent dans l’île de Djerba qui a été isolée dès le début de l’épidémie, considéré comme un cluster. La majorité de ceux qui gagnaient leur vie dans le tourisme sont donc restés sans travail. Sans parler des postes frontaliers de Dhehiba et Remada où les contrebandiers ont dû ralentir considérablement leur activité. Un commerce qui fait vivre de nombreuses familles de la région, vu qu’il n’y a pas d’autre activité économique », explique Naima Khlissa, 37 ans et journaliste free-lance. Même si elle admet qu’il est difficile en tant que femme et représentante d’un média local de couvrir un mouvement social, elle n’a pas hésité. Le combat est son quotidien.
*Des manifestants qualifiés de « barbares »
Comme Sabrine, Naima, originaire de la région, se sent très concernée par la situation. « Pendant la période du virus, nous avons mené une campagne intitulée “Les effets du corona sur les femmes” pour sensibiliser à la question du genre dans les effets économiques de la crise, que ce soit pour les femmes dont les maris ont perdu leur travail du jour au lendemain ou pour celles qui n’ont pas reçu de soutien du gouvernement comme les femmes divorcées ou les mères célibataires », explique Sabrine Wafi. Avec celles qui partagent son audace, elles ont également aidé à la désinfection des rues ou à la fabrication de masques pour limiter la propagation.
Nada Essaghier, 25 ans et jeune photographe indépendante, n’a pas hésité non plus à sortir pendant la première nuit de jets de gaz lacrymogènes. Bien qu’elle n’ait pas connu le mouvement El Kamour à ses débuts, il lui semblait important de « documenter pour archiver ces violences dont les jeunes ont été victimes ». Elle se sent proche d’eux, elle qui reste sans travail stable un an après avoir décroché son diplôme. « Même si je ne gagne pas grand-chose avec mes photos aujourd’hui, elles peuvent servir d’archives ou même être utilisées demain dans un documentaire », insiste-t-elle.
L’un de ses clichés favoris reste celui d’un vieil homme, traversant une rue jonchée de douilles de gaz lacrymogène, le dos courbé, un sac de pain à la main. « Cette photo incarne notre combat à nous toutes les jeunes femmes d’ici : arriver à être autonome financièrement en travaillant et aider nos parents qui, eux aussi, travaillent dur », précise-t-elle.
Une autre journaliste, Afef Ouerdani, a été entendue par la police en tant que témoin le 28 juin, car elle avait filmé un policier qualifiant les manifestants de « jboura » (« barbares »), une insulte qui avait suscité la colère.
*Les temps changent doucement
Si ces femmes restent discrètes, quasi invisibles même au milieu de la nuée d’hommes qui manifestent et s’emparent volontiers du micro dans les médias, une émission radio leur a permis de débattre quelques jours après les premières confrontations. Sur l’antenne locale de Radio Tataouine, Nada et Sabrine sont intervenues avec Ghada, dont la vidéo de jets de pierres contre la police qui lançait du gaz lacrymogène est devenue virale sur les réseaux sociaux.
« Certains ont écrit qu’une femme ne devrait pas faire preuve d’une telle violence. Je leur réponds que j’ai agi comme n’importe quelle personne qui reçoit du gaz lacrymogène dans son salon et voit sa grand-mère suffoquer », affirme-t-elle, au milieu d’un plateau radio exclusivement composé de femmes.
Pour Mouna Abidi, 34 ans, et Souad Filali, 49 ans, deux journalistes de la Radio Tataouine, donner une voix aux femmes de la région est devenu primordial neuf ans après la révolution. « J’ai commencé il y a plus de vingt ans à la radio. A l’époque, personne n’acceptait qu’une femme soit là, surtout qu’en plus, je venais de Ben Guerdane où il n’était pas non plus bien vu de travailler dans l’espace public, de façon visible lorsqu’on n’est pas un homme. Il a fallu du temps. Mais après la révolution, j’ai pu inviter plus facilement des femmes sur les plateaux, faire témoigner par téléphone celles qui voulaient rester anonymes », raconte Souad Filali. Les temps changent doucement et les batailles se gagnent les unes après les autres.
Alors que les manifestants d’El Kamour sont encore dans l’attente de réponses du gouvernement, le ministère de l’intérieur devrait être auditionné par le Parlement tunisien sur le traitement sécuritaire des protestations sociales.
(Le Monde)