«On fera une seconde révolution si justice n’est pas rendue aux martyrs»

 

Dans la ville où sept martyrs sont tombés, le temps semble s’être arrêté.  Alors que les plaidoiries du procès du Kef viennent de s’arrêter, les familles s’inquiètent de l’issue d’un procès qui ne mettra pas à jour «la vérité».

 

La mère de Ghassan Ben Taieb Cheniti porte toujours le noir en signe de deuil. Elle ne pleure pas et ne parle presque pas. Elle préfère montrer au visiteur un album photo retraçant l’enfance et l’adolescence de Ghassan, 19 ans, qui a succombé à la suite de ses blessures le 8 janvier. Fatma, qui habite le quartier tout près de la place des martyrs, se souvient «Ils me l’ont apporté à la maison, il saignait mais il était encore conscient. Je ne comprenais pas d’où venait tout le sang. Il m’a demandé ce qu’il avait dans le dos. En le retournant, j’ai vu que la balle était entrée par le bas du cou, avait en fait traversé son corps» raconte-t-elle avec émotion. Sept martyrs sont tombés du 8 au 12 janvier à Thala. Quatre d’entre eux sont morts directement abattus par la police, un autre asphyxié par les gaz et les deux derniers ont succombé à leurs blessures. Les portraits de Wejdi, Ahmed, Marwan, Mohamed, Ghassan, Béchir et Yassine sont ancrés dans la mémoire de la ville comme l’atteste une plaque commémorative avec la photo de Wajdi accrochée au mur devant lequel il est tombé. Le procès du tribunal militaire du Kef dont les plaidoiries se sont tenues du 21 au 31 mai, devra donner son verdict sur l’inculpation de quelque vingt-deux personnes impliquant Ben Ali et ses bras droits tels que l’ancien ministre de l’Intérieur, Rafik Belhaj Kacem, le directeur général de la Sûreté nationale et l’ex ministre de l’Intérieur Ahmed Friaâ. Outre le caractère d’exception d’un procès historique transféré en justice militaire et tenu presque à huit-clos, le manque d’investigations fait douter sur le verdict final.

 

Les familles des martyrs dans l’attente

Tous les habitants de Thala semblent marqués au fer rouge par cette nuit du 7 au 8 janvier supposée être celle de l’apaisement. «Le 6 janvier au soir, des renforts de policiers sont arrivés de Tunis, on a même discuté avec eux le soir, c’était comme un grand rassemblement. Ils nous ont dit qu’un ministre viendrait pour apaiser la situation. Et le lendemain, ils ont tiré». Issam Omri, frère de Mohamed Omri, mort alors qu’il portait avec ses camarades la dépouille mortelle de Marwan Jamli abattu par la police dans la nuit du 8 janvier, consacre sa vie à rendre justice pour son frère. Ce n’est pas après la police comme institution qu’il en a mais il en veut à certains hommes qu’il a identifiés et qui travaillent encore au sein du ministère de l’Intérieur. A Thala, la colère s’intériorise, on préfère la dignité, «les Thlaouas sont très durs de caractère, on est l’une des région les plus froides de la Tunisie donc on résiste à tout.» confirme Fatma, une habitante. La ville ne compte que sur elle-même depuis la révolution où aucun ministre n’est venu excepté le 8 janvier pour fêter l’anniversaire de la mort des martyrs. «C’était symbolique, mais personne n’est venu pour nous aider à développer des projets.» témoigne Fadhel, un instituteur qui travaille aussi à la délégation de la municipalité de Thala. C’est une  ville autochtone loin de l’image d’anarchie véhiculée par les médias sur les villes voisines comme le Kef et Jendouba. Même les salafistes s’ils sont présents, ne créent pas de remous. La relation avec les policiers est quasi-inexistante puisque la ville s’est auto-gérée depuis le 12 janvier 2011, jour où les troupes ont évacué les lieux. La semaine passée, une nouvelle équipe s’est installée dans des locaux. «Ils sont tous Thlaouas, on leur fait confiance» dit Issam. Ni vengeance, ni vandalisme, excepté l’attaque du local d’Ennahdha début mai. Les regards sont braqués sur les martyrs, préoccupation qui s’ajoute au quotidien marqué par la pauvreté et l’isolement comme avant  la révolution. A l’entrée de la ville, le stade municipal est toujours à l’abandon, l’usine de marbre est fermée, et la chaux vive a recouvert de blanc une partie du paysage de l’usine qui pollue la ville avec les carrières marbrières réparties anarchiquement.

Encerclée, la ville de Thala se meut entre les tags révolutionnaires et ses sources dont l’eau semble encore pure. «Si tu parles de Thala, il faut que tu parles de tout, de la santé, du chômage, des jeunes. Thala, c’est de pire en pire» témoigne Fatma. Et pourtant cette ville a su se gérer pendant plus d’un an sans présence policière. «C’est la solidarité qui nous a fait tenir» raconte Fatma. Les familles de Thala se connaissent toutes, elles se soutiennent dans un élan commun. Pour Me Hayet Jazzar, une des avocates des martyrs, venue sur les lieux avec d’autres femmes de l’association des femmes démocrates, le 27 janvier 2011, le traumatisme des habitants était tel qu’elles avaient dû recueillir des centaines de témoignages. «A Thala, on peut vraiment parler de massacre, c’est pour cela que les gens n’arrivent pas à oublier» déclare-t-elle. Soumise à la pression des familles, la justice devra rendre son verdict équitable d’ici lundi, la vérité que réclament inlassablement les familles des victimes, sera-t-elle vraiment mise à jour ?

 

Un procès sans vérité

Issam Omri et Helmi Cheniti, frère de Ghassan parlent avec ferveur du procès des martyrs de Thala, Tajerouine, Kairouan et Kasserine. Ils connaissent tout de l’enquête, ses défaillances et ses lacunes. Ils continuent pourtant à lutter depuis la mort de leurs frères pour que la «vérité éclate». Au chômage, de leur propre initiative, leur quotidien se rythme par des allées et venues entre Tunis et Thala pour réclamer des informations auprès du ministère de l’Intérieur. Ils ont autant d’éléments que n’importe quel enquêteur et pour eux, ceux qui doivent rendre des comptes sont connus. «Moncef Laajimi a tiré sur Wajdi» déclare son frère au volant de sa voiture où les photos des martyrs sont accrochées à son rétroviseur, comme un éternel rappel. Version confirmée par Issam qui a vu l’ancien directeur général des brigades d’intervention tirer sur son ami. Au Kef, le tribunal militaire est encore en pleine délibération mais le verdict se fait attendre. Pour un des avocats de la partie civile Anouar El Bassi, la «vérité ne peut être faite dans ces conditions. L’instruction a été menée à 90% sans la partie civile et à huis-clos. Comment peut-on espérer que la vérité éclate au grand jour ?». Thala n’est pas la seule victime d’une enquête hermétique. Me Ahmed Chokki, avocat du martyr tombé à Kairouan déclare que «L’enquête s’est arrêtée au stade où les policiers ont tiré devant le poste de police, personne n’a voulu dire qui était ces policiers et on s’en est arrêté là», ce qui pose problème pour sa plainte, puisqu’il veut prouver qu’il y a eu homicide volontaire, l’expertise médicale ayant montré que la victime était courbée en train de tousser sous les gaz lacrymogènes quand elle a été touchée. Les avocats ont eu ainsi accès à peu d’éléments concernant l’enquête. L’examen balistique et la répartition nominative des armes entre les policiers, la liste des responsables envoyés à Thala à partir du 3 janvier et l’objet de leur mission, le détail des coups de téléphone passés entre les ministères et les postes de police à Thala, entre les accusés et les responsables, tous ces documents ont manqué à la partie civile qui n’a pu s’appuyer que sur les témoignages accablants des familles des victimes. Chose curieuse, ce manque d’investigation est aussi souligné du côté des accusés. Lors des derniers jours du procès, la défense a émis la thèse selon laquelle des snipers auraient tiré et non pas la police étant donné les différences entre les armes utilisées par le corps policier, des «Shtayer» et les balles trouvées sur certaines dépouilles, d’un autre calibre. Maître Sami Bargaoui, avocat de Moncef Lajimi et de Khaled Marzouki, commandant de la brigade centrale des unités d’intervention, a souligné le manque de cohérence dans les différents témoignages soumis à l’audience. Il défend l’innocence de son client Moncef Lajimi et a demandé un non-lieu pour absence de preuves dans le cas de Khaled Marzouki.

 

L’indemnisation plutôt que la vérité

«Si le juge d’instruction a laissé la partie civile, s’exprimer et dire ce qu’elle pensait ce qui n’est pas forcément dans les habitudes de la justice militaire, ce procès reste politique. On va vers une démarche d’indemnisation beaucoup plus que de recherche de la vérité. Le déroulement du procès a montré que l’on voulait surtout en finir avec cette affaire» critique Me Hayet Jazzar en attendant un verdict qui ne sera pas satisfaisant selon elle. La pression populaire aura-t-elle raison d’une justice qui peine à être «équitable» et à trouver les vrais coupables? Alors que depuis la révolution, les différents procès impliquant la famille de Ben Ali ou d’anciens ministres semblent plutôt cléments, celui-ci servira-t-il d’exemple ? A Thala, malgré la pauvreté des familles, personne ne parle d’argent. La «vérité» plus que la justice revient toujours dans les bouches des frères des martyrs qui menacent de faire une seconde révolution si le verdict n’est pas juste.

Lilia Blaise

 

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