Abdelaziz Belkhodja: si Carthage avait soutenu Hannibal, le monde aurait connu une longue ère de prospérité

La Présidence de la République a organisé lundi 09 mai 2016 au palais de Carthage, une exposition intitulée « Hannibal à Carthage » qui s’inscrit dans le cadre de la seconde édition des « Rencontres de Carthage ».

Abdelaziz Belkhodja, modérateur du débat tenu à l’occasion de l’exposition et auteur d’une biographie sur Hannibal, nous a accordé une interview exclusive.

Commençons par le commencement, Pourquoi ce buste d’Hannibal est-il en Italie?

Le buste a été retrouvé à Capoue au 18e siècle. Capoue, au temps d’Hannibal, était la véritable capitale économique et culturelle de l’Italie et Rome la jalousait énormément. Capoue s’est alliée à Hannibal mais elle l’a payé très cher, sa population a été en grande partie massacrée par les Romains, mais les Capouans survivants comme d’ailleurs de très nombreuses régions de l’Italie ont gardé un très grand respect pour le personnage. Et ce respect a traversé les siècles.
Ce buste était au Musée de Naples, mais il y a une vingtaine d’année, la présidence de la république italienne l’a pris. Sa présence à Tunis est hautement symbolique.

Justement, que fait le buste d’Hannibal à la présidence de la République tunisienne?

C’est une présence hautement symbolique, une forme de réconciliation entre les Tunisiens et le plus illustre personnage de leur histoire.

Pourquoi une réconciliation? Que s’est-il passé entre Hannibal et les Carthaginois?

Le peuple l’a toujours soutenu, mais ce sont les sénateurs, les fameux oligarques, qui étaient à l’époque les hommes les plus riches du monde, qui ont tout fait pour l’empêcher de gagner la guerre

Mais pourquoi des sénateurs carthaginois auraient-il comploté contre le chef de leur propre armée ?

Parce qu’Hannibal était le chef de l’armée, mais aussi le leader incontesté de l’opposition carthaginoise. Sa victoire contre Rome aurait signifié la fin du pouvoir des oligarques à Carthage. D’ailleurs, ils avaient fait de même avec son père en l’empêchant de vaincre lors de la Première guerre punique alors qu’il maîtrisait parfaitement le terrain militaire. A l’époque, ils avaient profité d’un désastre naval qui n’avait aucun rapport avec Hamilcar pour signer la paix avec Rome. Hamilcar ne le leur a jamais pardonné.

Alors pourquoi le buste va-t-il à Carthage, qui représente le pouvoir, pourquoi pas le Bardo, directement, puisque Hannibal a été plus proche du peuple que du pouvoir?

Parce qu’Hannibal a été élu, en 195 av. J.-C., chef de l’exécutif carthaginois, en clair, président de la République. Il fallait donc qu’il passe par le siège de la présidence actuelle, le symbole est très fort. Béji Caïd Essebsi est le premier président tunisien élu… depuis l’antiquité carthaginoise… C’est bizarre, mais c’est tout à fait vrai. Ce lien doit être fait dans la tête des Tunisiens pour qu’il comprennent le sens de leur histoire. La démocratie tunisienne n’est pas un accident, la Tunisie fut, comme l’a déclaré hier M. Fantar, la première république de l’histoire de l’Humanité. C’est ainsi qu’elle a acquis la puissance, c’est donc ainsi qu’elle peut la retrouver.

C’est mal parti, non?
Certes, ce n’est pas acquis. Les Tunisiens ont un énorme rôle à jouer, surtout la société civile. Il ne faut pas compter sur les institutions existantes pour changer les choses car la Tunisie est retombée dans le conservatisme alors qu’elle est en mal de réformes. Les Tunisiens doivent renouer avec le réformisme, renouer avec Hannibal, le chef des Réformateurs, d’où l’extrême importance du retour du symbole. Retour qui sera complet lorsque nous ramènerons « ses cendres » qui reposent aujourd’hui en Turquie.
Hannibal n’est pas uniquement un personnage de notre histoire, Hannibal est l’incarnation de la grandeur perdue. Pas uniquement la nôtre, Hannibal symbolise l’espoir de toute une humanité, c’est la raison pour laquelle il est adulé au Japon, en Chine, en Espagne, en Russie et dans tout l’Occident. Une grandeur destinée à la paix et au développement.

Hannibal est pourtant plus connu comme un guerrier que comme un homme de paix !

Oui, c’est le plus grand tacticien de l’histoire, un stratège de génie, mais il est surtout un promoteur de génie, bâtisseur de villes, de ports, de routes, un économiste de premier plan, un meneur d’hommes comme il n’y en a jamais eu, capable de réunir, dans un même projet, des dizaines de nationalités. C’est également un homme politique porteur d’un énorme projet de paix mondiale, basé sur le fédéralisme et le respect réciproque des nations. Nous avons d’ailleurs un texte là dessus, un texte écrit de la main même d’Hannibal, le traité d’alliance carthago-macédonien de 215.

Doucement, commençons par parler du tacticien.
Le sens de la tactique d’Hannibal est aujourd’hui étudié non seulement par les plus grandes écoles militaires du monde, mais également par les meilleurs centres de recherche, que ce soit en économie, en marketing ou en prospective. À West Point ou à St Cyr, par exemple, les officiers instructeurs disent à leur élèves officiers, : « ayez toujours en tête Hannibal, son emprise sur ses hommes, la richesse de ses corps d’armée, sa capacité à tout prévoir et sa minutie dans la réalisation. » Hannibal est le génie absolu en matière de tactique et son génie est immortel. La plupart des grands généraux de l’histoire n’ont fait qu’appliquer sa tactique. Même avec les armes les plus modernes, elle reste d’actualité. Elle le sera jusqu’à la fin de l’histoire car la première qualité du génie, c’est son immortalité.

Alors comment expliquez vous sa défaite et son échec?
Hannibal a été trahi par son propre exécutif, par le Sénat de Carthage qui lui a refusé les renforts. Il est arrivé à tous les résultats militaires auxquels il aspirait, mais un autre élément a joué contre lui : Rome n’a pas voulu reconnaître sa propre défaite sur le terrain militaire. Les Romains ont compris qu’Hannibal refuserait d’engager une guerre d’extermination, alors, ils ont interdit à leurs armées de s’approcher de lui. Ils l’ont laissé se promener en Italie durant 14 ans, ils ont frappé ses alliés chaque fois qu’il avait le dos tourné, or il ne pouvait pas disperser ses forces pour défendre toutes les régions qui lui ont fait allégeance. C’est la raison pour laquelle il avait un besoin impérieux de renforts. 14 ans après la bataille de Cannes et une vingtaine, au moins, d’autres batailles qu’il a imposées aux forces romaines, Carthage l’a rappelé après avoir signé la paix avec Rome sans même en référer à Hannibal ! Elle l’a appelé au pire moment, alors qu’il préparait, avec son frère Magon, maître du Nord de l’Italie, la jonction des deux armées.

Mais il y a eu ensuite la bataille de Zama où Hannibal a perdu contre Scipion !
La plupart des historiens qui se penchent sérieusement sur cette histoire finissent par avouer, même à demi mots, que Zama est problématique. M. Hassine Fantar lui-même a émis à plusieurs occasions ses doutes sur Zama, plusieurs historiens tunisiens et étrangers de renoms remettent en cause la version antique des faits. L’archéologie nous offre désormais de nouveaux éléments qui rendent la bataille particulièrement douteuse. J’ai publié un livre là dessus, la polémique est énorme, mais la réécriture de l’histoire est en train de se réaliser, sous nos yeux.
Le problème est que Zama est un « lieu commun » de l’histoire. La supériorité du « Nord » sur le « Sud » est bâtie sur cette bataille, il est difficile d’écarter les idées reçues. Or il y a énormément d’idées reçues en ce qui concerne Hannibal. L’ idée de son refus d’attaquer Rome ou encore l’histoire des « délices de Capoue », ou encore « l’esprit de revanche d’Hannibal », sa « haine de Rome ». Trop de mensonges déforment l’histoire de la 2e Guerre punique, mais, encore une fois, la vérité est en route, elle s’approche, Hannibal à Carthage en est le baliseur. Désormais, les Tunisiens veulent savoir, et la demande est venue des enfants de toute la République, présents, hier, au Palais de Carthage, ils ont été fabuleusement exigeants, « nous voulons connaître notre histoire » ont-ils crié ! Et ça, voyez-vous, ça me remplit d’espoir.

Mais arrivez-vous à convaincre?
Ceux qui lisent, posent des questions et acceptent le débat sont vite convaincus et deviennent les meilleurs défenseurs de la thèse, mais nous continuons à subir ceux qui, sans prendre connaissance de la thèse du mensonge de Zama, rejettent toute nouveauté. Ce sont les Conservateurs contemporains. Mais l’avantage de la vérité, c’est qu’elle s’impose par sa clarté, par sa logique et par sa force. Hannibal qui fait fuir, en Italie même, les armées professionnelles romaines 10 fois plus nombreuses que la sienne durant 14 ans, ne peu perdre, chez lui, en Tunisie, contre une armée non professionnelle deux fois moins nombreuse que la sienne. Si Hannibal avait vraiment perdu, les élèves officiers étudieraient aujourd’hui la tactique de Scipion, or le Pr. Yozan Mosig l’a parfaitement prouvé, « le plan de Zama est sorti de la tête d’un écrivain et non d’un militaire ». Et puis, ce qui s’est passé après la guerre prouve qu’Hannibal n’a jamais perdu.

Mais Carthage a été détruite !
Oui, un demi-siècle après Hannibal, quand les politiciens carthaginois, par la compromission, ont jeté le destin de leur pays dans les mains de l’ennemi.
Si Carthage avait soutenu Hannibal en Italie, le monde aurait connu une très longue ère de prospérité et de paix, mais les sénateurs, corrompus, refusant la modernité d’un Hannibal hors norme, le jalousant, ont conduit Carthage à sa perte. La corruption l’a emporté sur le bon sens et c’est ce vide qui a abouti à l’émergence de l’impérialisme. Le monde, sans Carthage, a perdu son sens. Le monde, aujourd’hui, a besoin d’une nouvelle Carthage, c’est ce défi qui attend les Tunisiens. Le plus fabuleux défi de notre temps.
Hannibal, de Carthage nous lance sa célèbre formule : « trouvez un chemin, ou créez-en un ».

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