Est-ce qu’un intellectuel peut avoir des engagements partisans et quel rôle peut-il jouer en politique ?
Revenons à notre histoire nationale. Imaginez un instant la Tunisie sans ses figures historiques comme Tahar Haddad et son projet de libération de la femme, ou Abul Qaçim Chabbi et ses cris poétiques contre les archaïsmes de sa propre société, que serions-nous aujourd’hui ? Tout simplement un peuple dépourvu de mémoire intellectuelle. Ils incarnaient généreusement l’intellectuel engagé en politique et en faveur des causes justes de leur époque.
L’engagement politique de l’intellectuel est nécessaire, il se confond même avec l’identité de l’intellectuel contemporain. La parole libre de l’intellectuel, sa pensée critique, fondée et construite est comme la lanterne qui éclaire les chemins souvent sombres et nébuleux de la politique.
Qu’est-ce qui peut menacer les élections aujourd’hui (l’environnement électoral et les résultats) ?
Une cacophonie électorale qui brouille les pistes et déroute les électeurs. Lorsque des centaines de listes, dites indépendantes ou même partisanes se bousculent avec des slogans et des programmes similaires, cela aboutit simplement à discréditer l’opération électorale dans son ensemble et à éloigner le citoyen de la chose publique. L’indifférence du citoyen est la principale menace qui pèse sur les élections à venir.
Quel était le rôle joué par les intellectuels dans l’histoire moderne de la Tunisie ?
De Kheireddine Pacha à Mahmoud Messaadi les intellectuels ont marqué les moments forts de notre histoire. Kheireddine a conçu un vaste projet de réforme de l’État. Son ouvrage, Les plus sûrs chemins pour la connaissance de l’État des Nations, reste un ouvrage de référence en matière de libéralisme politique, enseigné dans plus d’une université. Il a eu l’occasion de le mettre en exécution lorsqu’il fut nommé Grand Vizir en 1873 et il nous a laissé le Collège Sadiki, principal acquis de la Tunisie indépendante. Puis, ce fut le tour de Messaadi, grand homme de Lettres qui généralisa l’enseignement sadikien grâce à la réforme qu’il initia dans le système éducatif. Entre ces deux noms célèbres, des générations d’intellectuels ont contribué à la construction de l’homme moderne tunisien d’Ibn Abi Dhiaf au général Hussein à Hassan Husni Abdelwahab jusqu’aux intellectuels de nos jours. Les maillons de la chaîne se succèdent, même si par moment nous sentons le vide, comme durant les décennies précédentes durant lesquelles les intellectuels ont été réduits au silence et la Tunisie était devenue inapte en idées et en projets d’avenir.
Quelles sont vos prospectives ? Qui a le plus de chances de remporter les élections ?
Je pense que le paysage politique tunisien gagne à être plus équilibré et au fond le Tunisien en est conscient. Malgré l’immaturité de la classe politique et ses tendances centrifuges, je crois que personne, aucun parti, ne pourra à lui seul accaparer le champ politique ou celui du pouvoir.
Et si Ennahdha l’emportait ? Quelles en seraient les conséquences sur le court et le moyen termes ?
Même majoritaire, ce que j’exclus, Ennahdha sera amené à négocier chaque «morceau» de pouvoir et chaque décision. La société a appris, souvent à ses dépens, à défendre ses droits, sociaux, politiques et en matière de libertés aussi. Fini le temps des dictatures, personne n’est dupe aujourd’hui.
Comment jugez-vous l’argent en politique ainsi que l’instrumentalisation de la religion ?
Je l’ai écrit souvent sous forme de boutade, «la démocratie tunisienne sera à l’italienne ou ne sera pas. Un peu maffieuse, un peu corrompue, avec beaucoup de scandales et de cacophonie». Je peux paraître pessimiste, mais je veux signifier par là que la classe politique, en reconstruction, est à peine installée, qu’elle est déjà envahie par l’argent politique. La tentation est facile des deux côtés. D’un côté une nouvelle classe politique faible intellectuellement et pauvre matériellement avec beaucoup de frustrations, cherche un confort facile et de l’autre, de nouveaux riches, dont la fortune, souvent acquise de façon douteuse, cherchent naturellement à se protéger en créant une ceinture de protection parmi les nouveaux agitateurs politiques… et le marché est conclu avec des noms, des surenchères idéologiques de toutes les couleurs Mais tout cela cache mal les intérêts et les marchés «politiques» douteux.
Propos recueillis par Hajer Ajroudi