Sous-traitance, travail précaire, contrat de travail à durée déterminée (CDD) ont été des thèmes dominants depuis le début de l’année en cours, accaparant l’intérêt de l’Exécutif politique. La réforme du Code du travail, en cours, vise à prohiber cette forme de travail qui, faut-il l’avouer, aura un impact positif sur les salariés et mettra ainsi un terme à l’insécurité en rapport avec la modicité et l’instabilité des revenus et l’absence de la couverture sociale (système de retraite et assurance – maladie), et favorisera donc une meilleure qualité de vie. Mais du côté des employeurs, notamment ceux du secteur privé, cela aura à coup sûr des retombées économiques et financières qui pourraient les amener à prendre des mesures draconiennes ou impopulaires, en l’absence de politiques publiques de soutien.
Par Samy Chambah
Un projet de texte de loi relatif à l’amendement ou la révision du Code du travail en vue d’en finir avec la sous-traitance et les contrats de travail à durée déterminée (CDD), a été au centre d’un récent entretien entre le président de la République, Kaïs Saïed, et le Chef du gouvernement Kamel Madouri, projet qui sera soumis, incessamment, avec d’autres, au Conseil des ministres pour délibération.
Trois précisions s’imposent.
Il faut de prime abord concéder que cette question de l’interdiction des formes de travail précaire, de sous-traitance ou de contrat à durée déterminée est assez complexe au vu de la multitude des aspects de la question, ainsi que des intérêts antagonistes des parties concernées.
Ensuite, il est inutile d’insister sur le fait que les différents types de travail précaire, le CDD, contrat de travail à durée déterminée compris, entretiennent l’insécurité, l’instabilité de l’emploi, la modicité de ses revenus et l’absence de protection sociale, ce qui est de nature à accentuer les inégalités économiques et sociales et à propager la précarité, la pauvreté et l’exclusion sociale. Au plan économique, ces formes de travail pourraient influer négativement sur la productivité des salariés, d’autant que l’absence de perspectives à long terme est de nature à affecter leur implication, motivation et sentiment d’appartenance au travail.
Il ne faut pas perdre de vue également que l’interdiction des formes de travail précitées devrait occasionner des coûts conséquents aussi bien pour les employeurs (public et privé) que pour les salariés (perte potentielle de l’emploi). En effet, basculer des emplois précaires, instables et mal rétribués à des emplois stables et bien payés nécessite un effort financier considérable qui n’est pas à la portée de tous les entrepreneurs.
Et toute la question est : lesdits employeurs ont-ils les moyens pour se passer, dans les conditions actuelles, de ces formes d’emploi, sachant les difficultés budgétaires de l’Etat et les déséquilibres financiers de nombre d’entreprises privées, notamment PME, qui n’ont pas encore digéré le choc de la pandémie de la Covid-19 ?
Enfin, un rapide coup d’oeil au rétroviseur de l’histoire de l’économie de la Tunisie indépendante nous rappelle que l’édification du secteur privé, dans le cadre de la politique économique libérale appliquée par le défunt Hédi Nouira durant le début des années 1970, encourageant l’initiative privée et l’économie du marché ou celle de l’industrie totalement exportatrice (dont le cadre juridique est géré par la loi n°72-38), a été facilitée par la politique des bas salaires ou en termes plus choquants par le travail précaire.
Aussi est-il important que la révision du Code du travail soit le fruit de concertation entre toutes les parties concernées.
Pour se concentrer sur les CDD, disons qu’il s’agit d’un contrat de travail à durée déterminée (CDD), contrairement aux CDI (contrats à durée illimitée) qui sont la forme normale de la relation de travail), qui est un type de contrat par lequel un employeur recrute un salarié pour une durée limitée. Ce type de contrat est utilisé, normalement, pour l’exécution d’une tâche précise et temporaire mais généralement, il est utilisé par les employeurs souvent à titre abusif pour des recrutements à moindre coût, financièrement parlant.
Reconnaissons que ce type d’emploi a des portées tout autant que des limites.
Du côté des avantages, le CDD offre une certaine flexibilité pour les employeurs, en ce sens qu’il leur permet de pallier, au pied levé, un manque d’effectif, en assurant le remplacement de salariés indisponibles pour une quelconque raison (maladie, accident de travail, congé parental, …), en assurant des travaux saisonniers ou à des périodes de pic temporaire de l’activité de l’entreprise, sans engagement à long terme.
Pour les personnes en quête d’emploi, cette forme d’embauche plus souple leur permet de sortir du chômage en garantissant, tout de même, un salaire en attendant des jours meilleurs pour décrocher un emploi plus stable, ceci outre l’opportunité d’acquérir de l’expérience dans un poste de travail donné ou de se former dans un domaine particulier.
Pour ce qui est des inconvénients du CDD, on l’a déjà évoqué, cela concerne les salariés qui sont rétribués par des émoluments souvent modiques avec une faible, voire une absence de couverture sociale, ce qui ne peut qu’affecter le rendement du salarié et atténuer son engagement dans le travail. De plus, la personne embauchée par un contrat de travail à durée limitée est souvent privée d’avancement en grade et autres promotions ainsi que des avantages et prêts sociaux. Mais la limite majeure de cette forme de travail réside dans l’insécurité ou l’incertitude quant à la continuité de l’emploi.
En tout état de cause et en dépit de ses imperfections, le CDD reste tout de même un contrat reconnu par la loi (régi par des articles dans le Code du travail) et qui garantit donc certains droits aux salariés.
Il faut préciser cependant, que si nombre de chefs d’entreprises recourent à cette forme d’emploi – souvent perçue comme un mal nécessaire pour la compétitivité du secteur privé -, c’est dans la plupart des cas, parce que leur capacité financière le permet.
Interdire le recours aux contrats à durée déterminée et toutes les formes du travail précaire et encourager les contrats à durée indéterminée avec un salaire décent et une bonne couverture sociale ne doit pas se limiter uniquement à l’amendement du Code du travail.
A commencer par la mise en place de politiques actives du marché du travail (programmes de formation pour favoriser la réinsertion professionnelle) : l’abolition du travail précaire et du CDD ne doit pas se faire au détriment de la création d’emploi. Car il faudrait faire en sorte que cela ne se traduise pas par une vague de licenciements et une aggravation du chômage.
Ensuite, des mesures de soutien appropriées dans le cadre d’une vision à long terme de la croissance économique et du bien-être social restent indispensables pour généraliser le travail décent, à condition toutefois, que cela soit adapté au contexte économique, social et culturel de notre pays.
Une approche équilibrée est donc vivement conseillée pour promouvoir les emplois décents et de qualité tout en garantissant à l’entreprise la flexibilité, la souplesse et le soutien nécessaires pour assurer sa pérennité et s’adapter aux fluctuations des marchés (intérieur et extérieur).
Tout est donc une affaire d’équilibre à trouver entre l’impératif aux entreprises de rester compétitives dans cette économie mondialisée et celui de revenus dignes assortis d’une protection appropriée des travailleurs. Et c’est ce à quoi devraient plancher les partenaires sociaux (gouvernement, UGTT, UTICA, CONECT, IACE – Institut arabe des chefs d’entreprises, FTDES – Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux et autres acteurs de la société civile) pour faire en sorte que la prohibition du travail précaire et du CDD ne mette pas en péril le développement du secteur privé dans nos contrées.
A titre d’illustration, dans nombre de pays avancés, il est appliqué le système de « flexisécurité » (combinaison des termes flexibilité et sécurité) qui, tout en accordant davantage de souplesse et de flexibilité aux entreprises pour accroître leur compétitivité, en licenciant facilement leurs salariés, procure également davantage de sécurité pour les employés qui peuvent bénéficier d’indemnités de chômage sur une plus longue période, assorties d’une couverture sociale décente.
Pour être proactives, nos entités productives (ou celles qui ne l’ont pas encore fait) se doivent, d’ores et déjà, de s’engager volontairement dans la RSE (Responsablité sociale des entreprises). Ainsi, elles réaliseront sans se douter un investissement stratégique – en garantissant que leur démarche et leur activité soutiennent des emplois décents, stables et bien payés – qui se répercutera favorablement sur leur image et réputation ainsi que sur leurs résultats économiques et financiers.
En définitive, il importe d’adopter une approche inclusive et concertée afin de permettre un amendement du Code du travail qui soit pertinent et accepté par toutes les parties prenantes. A défaut, la non-conformité légale pourrait ouvrir la voie à l’accentuation de l’informel et du travail au noir ou non déclaré avec toutes ses répercussions dévastatrices sur les salariés et la société dans son ensemble sur fond de creusement des inégalités et étiolement de la cohésion sociale. g