Après un marathon électoral qui a changé de fond en comble la donne politique, la Tunisie a vécu une semaine tonitruante s’étant terminée pour les uns, par une énorme déception et pour les autres, par une sorte de démonstration de force. Le mouvement Ennahdha, pourtant vainqueur à la Pyrrhus, lors des dernières Législatives qui ont consommé la fragmentation du paysage politique, montre, plus que jamais, une propension à dominer et à monopoliser tous les centres de décision. L’élection de Rached Ghannouchi à la présidence de l’ARP à la faveur d’une alliance contre-nature avec Qalb Tounes, décrié il n’y a pas longtemps comme le parti des corrompus et de ceux qui agissent contre le sens de l’esprit de la Révolution de 2011, n’a pas surpris outre mesure. Elle a tout simplement renseigné que le mouvement Ennahdha a toujours été un adepte du double discours et que les engagements qu’il a pris envers ses électeurs et sympathisants, ont été factices.
En effet, former un gouvernement d’urgence, d’union nationale, de compétences, est un refrain qui rebute Ennahdha. Pour sauver le pays, ce mouvement a choisi de nommer les personnes qui sont incapables de donner le plus, préférant des profils aptes à recevoir ses ordres, non à réformer ou à remettre de l’ordre dans un pays qui a perdu, depuis plus de huit ans, ses repères.
La désignation, dans la foulée, par le parti islamiste du candidat à la présidence du gouvernement, a fini par convaincre ceux qui ont des soupçons d’espoir sur les vraies intentions de ce parti, prompt à accaparer tous les pouvoirs, afin de redorer son blason après avoir été poussé vers une sortie peu honorable en 2014. L’annonce du nom de Habib Jemli pour former le prochain gouvernement, a surtout, donné froid dans le dos aux personnes les plus optimistes.
Au moment où l’on s’attendait à la désignation d’une personnalité nationale compétente, rompue aux questions économiques, ayant une parfaite connaissance des grands dossiers brûlants restés en suspens et dotée d’un véritable pouvoir de décision, c’est le contraire qui s’est produit. Ennahdha a préféré poursuivre là où elle a lamentablement échoué. En parachutant un candidat inconnu, dont le curriculum vitae est juste moyen, dont l’expérience dans la gestion des affaires publiques est insignifiante, ce mouvement a dévoilé ses intentions qu’il a souvent cherché à cacher. Le scénario choisi se traduira de facto par le transfert du centre du pouvoir de la Kasbah au Bardo. Autrement dit, le nouveau Chef du gouvernement, qui a cherché rapidement à avancer des arguments ne tenant pas la route, se contentera de jouer un rôle de figuration, laissant le terrain libre à Rached Ghannouchi de tout décider, tout concevoir et tout mettre en œuvre.
D’ailleurs, chez ce dernier, la confusion au niveau des rôles trahit ses visées. Le lapsus contenu dans le mot qu’il a prononcé à l’ARP à l’issue du processus mouvementé de l’élection de son deuxième vice-président, est symptomatique. Lui, qui n’est en fait qu’un élu parmi d’autres, s’est autoproclamé « à partir de ce moment président de tous les Tunisiens », ignorant que cette qualité revient de facto au président de la République.
Cette première dérive qui a accompagné le processus de désignation du futur Chef du gouvernement, ne sera pas sans conséquences. Outre le handicap que porte le postulant à ce poste, le pays, qui n’a plus de temps à perdre, allait encore une fois, payer les frais de cette politique du pire. Avec la fragmentation du paysage politique, ce n’est pas ce genre de décision qui va provoquer un véritable choc mobilisateur de toutes les forces politiques nationales pour conduire le changement souhaité et, surtout, répondre aux attentes des Tunisiens qui ont perdu toute confiance dans leur classe politique. Manifestement, l’existence d’une forte opposition au parlement, l’exacerbation des tensions et conflits, le risque de blocage de tout processus de réforme sont plus que jamais présents et tout indique que le gouvernement dont la gestation est en train de se faire dans la douleur, n’aura pas de grandes chances de durer.
A l’évidence, la divulgation du nom du Chef du gouvernement, survenue après un jeu subtil d’intox entretenu par Ennahdha, n’a été que le deuxième acte du projet que le mouvement islamiste a ficelé après sa courte victoire électorale. Le premier acte, qui a plus déçu que surpris, a été reflété par l’alliance scellée, dans les coulisses et dans les dernières heures, entre deux partis qui d’apparence se haïssent et que rien n’unit.
Si la politique est l’art de rendre possible ce qui est nécessaire, chez nous, les acteurs politiques excellent dans la perversion de cet art. Tout en soutenant le primat de moraliser la vie politique, de lutter contre le tourisme parlementaire, d’œuvrer résolument pour servir les Tunisiens et de lutter contre la corruption et le laxisme, ils ne font qu’agir à contre-courant, tournant le dos à tous les principes sur lesquels ils ont bâti tout leur discours. «Point d’intersection de deux droites parallèles», cette loi mathématique est, une fois de plus, mise à mal par la cupidité de nos politiciens tunisiens. Par leurs mauvais calculs, ces deux droites finissent par se rejoindre, quelles que soient les différences et les incompatibilités.
Par-delà tous les calculs qui relèvent d’une realpolitik implacable, il semble que les gains engrangés par les uns et par les autres ne seraient qu’éphémères. Au regard de la complexité de la situation, des fortes pressions, des exigences à satisfaire et des grandes attentes, le pays semble mal parti.
Avec un président de la République néophyte, qui ne semble pas encore pouvoir sortir de la bulle dans laquelle il vit, un président de parlement peu rompu aux affaires législatives et un Chef du gouvernement inexpérimenté et soumis aux ordres, l’avenir du pays reste suspendu à une équation à plusieurs inconnues.
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