Actualité de Flaubert *

Par Robert Santo-Martino (de Paris pour Réalités)

Michel Winock porte son regard d’historien sur la vie tout entière dévouée à la littérature de Flaubert. Il suit l’écrivain dans ses vagabondages de jeunesse, décrit ses amours désordonnées, l’accompagne dans les salons parisiens et relate ses ferveurs en amitié. 

Flaubert a-t-il encore quelque chose à nous dire ? La question qui vaut pour chaque biographie, ne touche pas l’œuvre littéraire mais l’homme dans son siècle et ce que sa conduite peut représenter de moderne ou démodé, de familier ou d’insolite, dans le notre.

Il disait encore vouloir vivre en bourgeois et penser en demi-dieu. 

Voilà une ambition et une contradiction qui ne sont pas étrangères à notre époque.

L’homme de lettres et la notoriété médiatique, la relation au peuple et aux élites, les coups de gueule du Dictionnaire des idées reçues, les bornes de la décence que l’artiste doit respecter ou outrepasser, les frictions de sa morale personnelle et de la morale publique, sa conception des rapports entre hommes et femmes… Autant de thèmes, il en est d’autres, qui poussent à rouvrir le dossier Flaubert et peut être à réviser la condamnation sans appel de Sartre : génie ordinaire, pire encore passif, affichant le mépris du conformisme tout en menant une vie casanière. 

Résumons les chefs d’accusation : haine du peuple par nature grossier et versatile, incarnation d’une littérature XIXe dont l’héritage entier est à liquider.

Certes, la correspondance de Flaubert porte souvent à charge. Quelques semaines à peine après la Semaine sanglante  et alors que débutent les procès de masse qui punissent les insurgés de la Commune de  peines de mort, de déportations, des travaux forcés… Flaubert note Plus que jamais, je sens le besoin de vivre dans un monde à part, en haut d’une tour d’ivoire, bien au-dessus de la fange où barbote le commun des hommes. 

La Commune constitua pour la société mi-bourgeoise mi-aristocratique, si bien représentée par Thiers, une secousse terrible réprouvée par bien de gens de lettres. Vallès, bien sûr, et Verlaine lui témoignèrent de la sympathie. Hugo s’essaya à rester neutre mais condamna la répression versaillaise. Baudelaire, Gautier, Zola et même George Sand qui, pourtant, fut une adepte enthousiaste de la révolution de 1848  prirent ouvertement position contre.

Il faut cependant entendre Flaubert jusqu’au bout.

Voici ce que j’ai voulu dire en écrivant que le temps de la politique était passé. Au dix-huitième siècle, l’affaire capitale était la diplomatie. «Le secret des cabinets» existait réellement. Les peuples se laissaient encore assez conduire pour qu’on les séparât et qu’on les confondît. Cet ordre des choses me paraît avoir dit son dernier mot en 1815. Depuis lors, on n’a guère fait autre chose que de disputer sur la forme extérieure qu’il convient de donner à l’être fantastique et odieux appelé l’état.

L’expérience prouve (il me semble) qu’aucune forme ne contient le bien en soi ; orléanisme, république, empire ne veulent plus rien dire, puisque les idées les plus contradictoires peuvent entrer dans chacun de ces casiers. Tous les drapeaux ont été tellement souillés de sang qu’il est temps de n’en plus avoir du tout. À bas les mots ! Plus de symboles ni de fétiches ! La grande moralité de ce règne-ci sera de prouver que le suffrage universel est aussi bête que le droit divin, quoiqu’un peu moins odieux !

 La question est donc déplacée. Il ne s’agit plus de rêver la meilleure forme de gouvernement, puisque toutes se valent, mais de faire prévaloir la Science. Voilà le plus pressé. Le reste s’ensuivra fatalement. Les hommes purement intellectuels ont rendu plus de services au genre humain que tous les saint Vincent de Paul du monde ! Et la politique sera une éternelle niaiserie tant qu’elle ne sera pas une dépendance de la Science. Le gouvernement d’un pays doit être une section de l’Institut, et la dernière de toutes.

Comment expliquer cette quasi désillusion ? Elle deviendra entière quand il poussera de côté l’idée positive d’un gouvernement de techniciens. La distance qui nous sépare de Flaubert induit de l’incompréhension autant qu’elle convoque de la connivence. 

Sa vie et ses écrits s’inscrivent dans le grand siècle de la transition démocratique : celui de la fin de la société d’ordres remplacée par une société de classes, de la montée graduelle de la revendication égalitaire, de la sécularisation de la société… 

Témoin de soubresauts d’une révolution inachevée, des journées de 1830 et de l’échec de la République de 1848 dont l’idéalisme ne résista pas à la confrontation avec les réalités de l’arène politique, Flaubert déteste l’inesthétisme du moment, les parvenus vulgaires, les politiques sans foi ni scrupule, le boutiquier sans culture… Mais, de là à un rapprochement avec le peuple, éternelle race d’esclaves qui ne peut vivre sans bât et sans joug selon la définition de Leconte de Lisle, le fossé est trop large.

Collégien, Flaubert songeait à se faire dramaturge ; vers ses 9 ans, avec une orthographe qui fera plus tard des progrès, il écrit à un jeune ami Je t’en veirait aussi de mes comédie. Si tu veux nous associer pour écrire moi, j’écrirait des comédie et toi tu écriras tes rêves… 

Bien avant le scandale et le procès de Madame Bovary, adolescent, il s’adresse au même à propos de la censure. Je vois avec indignation que la censure dramatique va être rétablie et la liberté de la presse abolie ! Oui cette loi passera car les représentants du peuple ne sont autre qu’un tas immonde de vendus. Leur but c’est l’intérêt, leur penchant pour la bassesse, leur honneur un orgueil stupide, leur âme un tas de boue ; mais un jour, jour qui arrivera avant peu, le peuple recommencera la troisième révolution ; gare aux têtes, gare aux ruisseaux de sang. Maintenant on retire à l’homme de lettres sa conscience, sa conscience d’artiste. Oui, notre siècle est fécond en sanglantes péripéties. 

C’est enfin dans une pièce tardive Le Candidat qu’il s’octroie le plaisir rare de déplaire à tous : Je me ferai déchirer par la populace, bannir par le pouvoir, maudire par le clergé… Jamais aucun gouvernement ne voudra le laisser jouer parce que j’y roule dans la fange tous les partis. Cette considération m’excite. Tel est mon caractère.

Il déplut mais sans succès. La comédie cynique, un premier acte très réussi, un second  passable, un troisième et un quatrième tout à fait impossibles selon un spectateur, n’eut que deux ou trois représentations.

On peut détester son époque, il est plus difficile de la fuir : Je porte en moi la mélancolie des races barbares, avec ses instincts de migrations et ses dégoûts innés de la vie, qui leur faisait quitter leur pays, pour se quitter eux-mêmes.

Ce dégoût du moment, Flaubert ne l’a purifié ni par l’expérience amoureuse, il en ressort déçu, ni par la foi, il est incroyant, ni par un idéal politique, il est irrévocablement sceptique. Flaubert n’est pas un artiste engagé mais un pèlerin de l’art.

L’œuvre porte la marque de l’exil : Carthage, rêve d’un monde flamboyant à jamais perdu et la peinture acide du pharmacien Homais. 

 

*Michel Winock, Flaubert, Gallimard, 2013, 544 p.

R.S.M.

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