C’est une affaire de gros sous !

Qui aurait prédit à Kamel Sammari que les récentes «péripéties», dont nous connaissons l’épilogue,  vécues à Dar Essabah lui vaudrait aujourd’hui des menaces de mort. Mais il en faut davantage pour intimider ce militant des Droits de l’Homme, exilé pour ses convictions et ses principes sous Bourguiba, comme sous Ben Ali. L’ancien journaliste de  la BBC et d’Al Jazeera qui a choisi le silence pendant des mois s’exprime, «maintenant qu’il n’est plus tenu par des obligations de réserves», à bâtons rompus et sans concessions.  Sur l’épineux dossier, si ce n’est la polémique Dar Essabah, voici ses réponses…

 

Si vous le permettez, nous aimerions remonter avec vous au début de cette «aventure», c’est-à-dire à votre nomination à Dar Essabah…

Je m’étais particulièrement investi dans la réforme du secteur après le 14 Janvier et avais activé mon «réseau» français et britannique pour ce faire. Je travaillais de concert avec l’ensemble des institutions de l’époque dont celle de Kamel Laâbidi (ndlr : Instance nationale de réforme de l’information et de la communication). Nous cherchions notamment à convaincre nos jeunes talents établis à l’étranger de venir travailler dans leur pays en occupant des postes clés à la tête de certains médias. Toutefois, le gouvernement (Essebsi) a refusé arguant qu’il devait dans tous les cas remettre  les clés le 23 octobre. «Nous ne pouvions nommer à tout va des compétences pour leur demander de partir par la suite», nous ont-ils répondu. Ceux  qui étaient sur place allaient prendre les rênes en attendant un nouveau gouvernement. Les dommages seraient moindres en cas de changement. On m’a donc lancé ce défi que j’ai relevé avec plaisir. Je voulais démontrer qu’il était possible à chacun de contribuer modestement lors de cette transition démocratique. Le gouvernement m’a nommé le 12 septembre mais je n’ai pu effectivement prendre les rênes de Dar essabah que le 1er  novembre.

 

Pourquoi ce retard dans vos prises de fonction ?

La société confisquée était gérée par un administrateur judiciaire qui travaillait de concert avec un juge. Ce dernier refusait ma nomination pour vice de forme car le  texte était juridiquement mal rédigé, ce qui témoignait de l’incompétence des services du contentieux de l’Etat.

 

Etait-ce de l’incompétence ou existait-il une intention à reporter vos prises de fonctions ?

Il est certain qu’il y avait de l’incompétence. Dans le même temps, je crois qu’il était difficile pour toutes ces commissions (ndlr : de confiscation) de voir une tierce personne s’immiscer dans leurs dossiers. Dans tous les cas, le 1er novembre, l’Assemblée générale a avalisé la décision, me nommant administrateur puis directeur général.

 

Dans quel état avez-vous trouvé Dar Essabah ?

Catastrophique ! Le 1er novembre, je prends les rênes d’Essabah…Les jours qui suivent, tous les créanciers viennent taper à la porte avec des huissiers. Certains veulent immobiliser les moyens de production (voitures), d’autres,  les réserves bancaires. Le pire dans tout cela ? Les dettes n’étaient pas récentes. Par exemple, celles de l’agence TAP ou de la Presse datent de 2000 ! J’ai commencé par  négocier le rééchelonnement des dettes. L’administration fiscale également s’est manifestée et s’est souvenue d’un redressement fiscal qui date de cinq ans. La taxe à la formation professionnelle n’était pas payée depuis quatre années. Nous devions nous acquitter avant le 1er janvier au risque de nous voir infliger une amende.

 

En avez-vous parlé aux autorités ?

Bien entendu ! J’ai rencontré les deux ex ministres des Finances, Jalloul Ayed et Houcine Dimassi, mais également le ministre des Terres domaniales, le ministre chargé de la corruption et bien entendu le Premier ministre pour leur remettre en mains propres les dossiers. Puis, j’ai effectué un audit qui a révélé des anomalies.

 

Pouvez-vous nous en dire davantage. Qu’a révélé l’audit ?

Le Tribunal a nommé un expert comptable. Son rapport rendu 1er février 2012 révèle de nombreuses irrégularités. Je dois dire d’abord qu’en tant que Directeur général de Dar Essabah, je représente l’Etat. De fait, je suis là pour protéger les biens publics.

 Je n’ai de problème personnel avec personne. Le rapport recense d’abord une société, Vénus, qui appartenait à Dar Essabah et qui a été vendue en 2007 au dinar symbolique. Le fisc était venu me demander des comptes sur cette transaction. Toujours selon l’expert comptable, pour l’impression de (l’hebdomadaire) l’Expression, la société Défi appartenant à Raouf Cheikhrouhou utilisait un séchoir qui faisait le papier gloss de la couverture.

Le séchoir, estimé à 350.000 dinars, comme les employés étaient facturés sur les comptes de Dar Essabah. Enfin, et ceci est le plus grave, le rapport révèle qu’il existe un immeuble à Jean Jaurès de 1313 m² appartenant à la société. Lorsque j’ai posé la question à Raouf Cheikhrouhou, ce dernier m’a répondu que Moncef Cheikhrouhou le lui avait cédé pour un fonds de commerce lorsqu’il il était président du Conseil d’administration en 1993. J’ai, bien entendu, vérifié dans les procès verbaux des réunions du Conseil d’administration de cette année là… Il n’existe nulle trace de cela. Depuis 1993, le loyer de 180 dinars/mois n’a pas été payé alors que Dar Essabah s’acquitte des factures d’eau, d’électricité et des taxes municipales. Cet immeuble qui vaut  entre 4 et 5 milliards représente un manque à gagner énorme. Cette affaire pénale et de gros sous est maintenant en cours d’instruction depuis que Raouf Cheikhrouhou a amené un contrat. Tout ceci est entre les mains des juges.

 

Avez-vous essayé de discuter avec le gouvernement avant que la situation ne dégénère ?

Régulièrement… A chaque ministre que j’ai rencontré et au Premier ministre notamment, je lui ai dit que Dar Essabah était un patrimoine national, une école de journalisme. J’ai accepté ce défi car j’estime qu’il est possible de mettre les fondations d’un journalisme indépendant, capable de respecter les règles déontologiques et de s’ancrer dans les problèmes de proximité.

 

Quelle a été leur réponse ?

Le Premier ministre était d’accord. Seulement, les opérations de déstabilisation n’ont jamais cessé. Kamel Sammari est indépendant. Je connais l’expérience anglo-saxonne dont ce beau monde se prévaut. J’ai été le premier réfugié politique depuis 1978. Qu’ils ne viennent pas me donner des leçons à ce propos ! La première tentative de déstabilisation était mesquine. Dar Essabah possède deux immeubles qu’elle loue au Premier ministère. Ceci rapporte à l’entreprise près de 450.000 dinars /an. Pas un millime n’a été versé à ce jour. L’argent est perdu dans les  méandres de l’administration du service du Premier ministre. Le Premier ministère nous a laissé l’immeuble en janvier 2012 dans un état délabré, en emportant les clés. Puis il y a eu une autre tentative, plus médiatisée.

 

Vous parlez de l’épisode Salah Attia ?

Soutenu par quelques personnes du service technique, il a essayé de déstabiliser Dar Essabah et moi-même depuis le mois de février au mois de mai. Salah Attia a tout tenté. Mais cette guerre d’usure a été perdue. Il s’est retrouvé éjecté par ses pairs et par le Conseil d’administration. Il fallait revenir à la charge.

 

Quand vous dites «Il fallait revenir à la charge». De qui parlez-vous ? Et comment ?

L’administrateur judiciaire de Princess Holding a été remplacé par Mohamed Ali Chékir. Je pense que ma réussite dérangeait. En l’espace de quelques mois, j’ai fait 800.000 dinars d’économies, sur l’achat du papier, la distribution, etc. J’avais renoué avec les hommes d’affaires sfaxiens qui avaient boudé l’entreprise depuis son rachat par El Materi. J’étais sur le point de contracter un prêt agréé de 715.000 dinars pour une rotative qui allait me faire 28 pages et 12 pages couleur. Ceci devait commencer en octobre, ce qui allait nous garantir une rentrée d’argent. De nombreux clients s’étaient d’ailleurs manifestés. La machine serait payée en 2013. J’ai fait une économie sur les déchets (bandes de bobines, papiers) qui valent dans les 250.000 dinars par an, déchets jusqu’à présent jamais déclarés dans les recettes. Dar Essabah retrouvait sa crédibilité. Les ventes, qui avaient baissées depuis 2011,  se maintenaient. Sur le plan du personnel, je voulais investir en nos jeunes en leur permettant de multiplier les stages et les formations. Dar Essabah gagnait en valeur et ceci n’a pas plu.

 

Que voulez-vous dire?

Je l’ai dit à maintes reprises, notamment à Hamadi jebali (ndlr : lors du diner organisé par l’Association des directeurs des journaux). Ma plus grande crainte est voir qu’on laisse  cette entreprise couler pour être achetée au dinar symbolique.

 

Vous aviez parlé de l’arrivée de Mohamed Ali Chekir. En quoi sa nomination à la tête de Princess Holding aurait-t-elle impacté votre gestion ?

Il est supposé représenter Princess Hoding. N’est ce pas de sa responsabilité de la maison mère de sauver des filiales qui rencontrent des difficultés passagères et non structurelles ? Au contraire, il ne subventionne pas. Comme l’étranglement financier ne donne aucun résultat, Mohamed Ali Chekir contacte il y a un mois le président du Conseil d’administration, Mustapha Ben Ltaief pour faire pression sur lui afin de me révoquer car «Kamel, même si c’est quelqu’un de bien, il a des problèmes avec certains actionnaires». Quand j’ai eu échos de ces premières tentatives, j’ai fait savoir à chacun que j’étais venu servir mon pays. «Si vous voulez que je parte, faites le en bonne et due forme et récupérez vos clés. Maintenant vous voulez instaurer les méthodes révolues d’Abdelwahab Abdallah comme fondation de la nouvelle République, je m’y opposerais.», leur ai-je dit. Mieux, connaissant le personnel de Dar Essabah qui n’accepte pas les premiers venus, je me suis mis à leur disposition pour une éventuelle transition douce. Puis il y a eu l’affaire du communiqué. Le syndicat des journalistes et l’UGTT ont publié un communiqué conjoint condamnant la nomination de Lotfi Touati. Mohamed Ali Chekir est intervenu personnellement pour empêcher sa publication. J’ai refusé catégoriquement. Il m’a court-circuité en appelant directement le rédacteur au chef en mon absence.

 

C’est dans ces conditions que s’organisent les Assemblées générales…

Le 7 août, est organisée une Assemblée ordinaire. A ce moment, Chekir souhaite nommer un nouveau Directeur général en «raison de l’état de santé de Kamel Sammari» et afin de donner à «Dar Essabah une ligne éditoriale plus claire». Je rejette rapidement les motifs invoqués. Que l’on veuille me révoquer, soit ! Mais que l’on n’utilise pas comme prétexte, mon état de santé ! Je tiens à préciser que lors de cette réunion, le même Chekir m’a «exprimé ses remerciements pour ma gestion». Le 15 août, la cooptation de lotfi Touati comme nouvel administrateur général est annulée pour vice de forme. Pour ma part, j’ai rappelé qu’à ce jour, je n’avais rien reçu du gouvernement. La réunion était donc reportée au 21 août. L’Assemblée générale s’est ouverte avec deux sujets à l’ordre du jour : mettre fin aux fonctions de Kamel Sammari et nommer un nouveau Directeur général. Les raisons invoquées pour ma révocation sont la dégradation de la santé financière de l’entreprise, mon état de santé et le fait que j’aurais dépassé l’âge de la retraite. Le vote tranche en ma faveur. Trois membres —votent Mohamed Ali Chekir (Directeur général de la société Princess Holding), Takek Belhaj Salah (ministère des Finances) et Raouf Cheikhrouhou— pour ma révocation. Trois —Fethi Sellaoui  (Vice-recteur de la Manouba), Mustapha Bel Ltaief  et moi-même— votons contre. Le représentant du ministère de la Culture, Tarek El Baouab, s’abstient ce qui lui vaut de sérieuses remontrances. 

 

Comment votre révocation s’est-elle effectuée ?

Nous programmons avant de nous quitter la prochaine réunion du Conseil d’administration pour le 13 septembre. Puis je rentre. Entre temps, une deuxième réunion est convoquée par le Secrétaire d’Etat aux Finances. Fidèle à ses engagements, Mustapha Bel Ltaief présente sa démission au terme du Conseil. Juridiquement c’est nul et non avenu. Seule la partie qui m’a nommée peut me révoquer. Le générique est changé la nuit même sans en informer le ministère de l’Intérieur. Tout ceci a été fait en prévision du sit-in organisé par le personnel de Dar Essabah.

 

Le gouvernement aurait pu vous révoquer directement. Pourquoi ne l’a-t-il pas fait ?

Il voulait dépolitiser toute cette histoire. Pour lui, la décision est administrative alors qu’elle est entièrement politique. Ensuite, il est difficile de cibler directement Kamel Sammari. Je ne suis pas le premier venu. D’ailleurs, pendant un certain temps, on évoquait le Directeur général, jamais mon nom.

 

Pourquoi n’êtes-vous pas monté au créneau plus tôt ?

J’ai attendu que la décision soit prise. Jusqu’à nouvel ordre personne ne m’a appelé. Mon bureau a été investi. Je sais que quelque chose se trame dans la justice transactionnelle. En tant que membre de la société civile, je vais prendre l’opinion publique à témoin et je suivrais ces affaires de malversation. 

 

Aujourd’hui les employés de Dar Essabah poursuivent leur lutte. Leur combat est-il le vôtre ?

En Tunisie, les employés sont habitués à ce que les gens s’accrochent à leur poste. Je ne peux pas m’y attacher dès lors que je clame haut et fort mon intention de le laisser lorsque le gouvernement me le demandera. Je voulais montrer que c’est possible de servir, sans me servir… Aujourd’hui, le combat de Dar Essabah est de défendre son indépendance éditoriale, de respecter la déontologie et de ne pas rentrer dans les palabres politiciennes. Une Révolution a eu lieu. Il faut en appliquer les principes. Dar Essabah a contribué à combattre le colonialisme et à mettre les fondamentaux de la Tunisie moderne, plurielle, avec un Islam éclairé. Qu’ils apprennent à se prendre en charge et à défendre leurs intérêts matériels et moraux

Propos recueillis par

Azza Turki

 

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