Les pratiques agricoles actuelles, comme nos habitudes alimentaires, contribuent au risque d’émergence de nouveaux agents infectieux du type Covid-19.
La pandémie de Covid-19 a révélé la grande fragilité de nos économies et notre interdépendance planétaire, douloureusement mise à nue par la pénurie de biens essentiels en situation de crise. Cette épidémie rappelle aussi que l’agriculture industrielle des pays occidentaux et émergents repose sur un système qui favorise l’émergence de zoonoses comme les Coronavirus. En effet, les importations de denrées alimentaires, comme le soja pour l’alimentation animale, contribuent à la déforestation, et donc à la destruction d’habitats naturels favorisant l’apparition de zoonoses. De plus, certaines solutions (soi-disant) écologiques comme les biocarburants, (i) peuvent être cause de pénurie alimentaire par la culture intensive des oléagineux qui se substituerait aux cultures vivrières ; (ii) cause aussi de crise écologique liée à la déforestation, à l’appauvrissement de la biodiversité et à l’augmentation de la pollution atmosphérique, et (iii) émettent en moyenne 80% plus de gaz à effet de serre que le diesel qu’ils remplacent, sans compter que sa matière première doit être transportée (par bateau) au bio-raffineries disséminées de par le monde.
Face à ce constat alarmant, plusieurs voix s’élèvent pour accélérer la transition des modèles agricoles, notamment en Europe, vers des « systèmes agro-écologiques plus diversifiés et une alimentation plus territorialisée ». Cette crise que nous traversons doit aussi nous inciter à la réflexion en Tunisie afin de permettre le développement d’une «nouvelle révolution verte».Cette crise doit nous permettre de redécouvrir les enjeux stratégiques de l’agriculture et l’alimentation pour notre sécurité et notre souveraineté (en termes notamment d’eaux, sols, et semences autochtones).
La tâche est dantesque et nécessite une vision concertée, une aide financière et technique de taille, ainsi que des investissements étrangers. L’Europe y était prête dans le cadre du partenariat privilégié et de l’ALECA.
Plusieurs organisations tunisiennes comme le MDI, CONECT AGRI et le SYNAGRI n’ont eu de cesse de rappeler que, indépendamment des négociations sur l’ALECA, l’agriculture tunisienne a un besoin urgent d’être modernisée, pour assurer pleinement son rôle au service de l’économie tunisienne, mais aussi au vu de sa place importante dans l’emploi, le développement régional et la protection de l’environnement, voir le développement rural et le tourisme néo-rural. Et cela, en préservant les ressources naturelles du pays et en garantissant un revenu aux agriculteurs, avec une attention particulière à la petite agriculture et aux populations rurales à faible revenu.
Mais alors vers quelle agriculture devant nous aller ? Doit-t-elle être dédiée à l’exportation ou à la subsistance ? Sommes-nous capables de la moderniser en autarcie ? Ou faut-il libéraliser partiellement et valoriser nos avantages comparatifs ? Comment aider efficacement les petits agriculteurs ou plutôt l’agriculture viable[1] (qui donne une vision plus dynamique de l’agriculture, et la place dans un cercle vertueux autour du terroir, tourisme, artisanat, patrimoine, gastronomie…) ?
Le marché intérieur tunisien étant limité, l’économie se caractérise donc par une forte orientation internationale. C’est à dire que la prospérité du pays dépend en grande partie des échanges commerciaux de biens et de services ainsi que des investissements internationaux. L’amélioration constante de l’accès aux marchés étrangers est par conséquent un objectif important de la politique économique extérieure de la Tunisie. Mais de plus en plus de voix s’élèvent pour dire que l’agriculture n’est pas une marchandise comme les autres. A fortiori, après cette pandémie de Covid-19.
La Tunisie ne possède pas de politique agricole ; elle a plutôt une politique de sécurité alimentaire, qui va à l’encontre du potentiel de son secteur agricole
Deux points de vue s’affrontent en Tunisie. D’un côté les partisans de l’autosuffisance alimentaire, qui pensent qu’une politique agricole axée sur l’exportation consomme plus d’eau que l’agriculture de subsistance. « Produire dans un pays très aride comme la Tunisie pour le marché européen signifie extraire une ressource en eau qui serait normalement utilisée pour l’agriculture de survie », explique Mme Nada Trigui, membre fondateur de l’Observatoire de la Souveraineté Alimentaire et de l’Environnement (OSAE).
L’ex-secrétaire d’Etat chargé des Ressources hydrauliques et de la Pêche, Abdallah Rebhi, appelait à rectifier le tir et à identifier le type d’activité agricole à promouvoir et les cultures destinées à l’exportation en fonction de leur consommation en eau. « Quand on exporte des produits agricoles, on exporte aussi de l’eau. Il faut choisir ce qu’on doit exporter en fonction des ressources en eau consommées pour chaque produit agricole. Il faut gérer intelligemment ce que nous avons comme potentiel exportable». C’est le cas de la culture de tomates dans une région à faible pluviométrie comme Gafsa.
Et de l’autre, ceux qui à l’instar de la Banque mondiale, pensent que la politique de sécurité alimentaire va à l’encontre du développement du secteur agricole en Tunisie. Et, delà, les arguments avancés par plusieurs experts, pour une meilleure allocation des ressources de la politique agricole en Tunisie et de ses priorités afin d’aider le pays à exporter plus de produits agricoles vers l’UE notamment. Le système actuel d’intervention de l’Etat a réprimé le secteur agricole détournant la production des produits méditerranéens pour lesquels la Tunisie a un avantage comparatif naturel par rapport aux produits (céréales, lait, filière bovine…) pour lesquels la Tunisie n’est pas compétitive. Si les céréales sont essentielles à notre sécurité alimentaire, les bovins et le lait sont remplaçables par la filière ovine et caprine.Le lait de brebis est plus riche en calcium que le lait de vache qui est, de plus, lié à un risque accru de cancer de la prostate chez les adultes. Il serait intéressant d’avoir les statistiques sur ce sujet et de lancer un véritable débat de santé publique, en incluant aussi le non-respect des normes sanitaires et l’explosion des maladies endocrinienne dans le pays.
De plus, la Tunisie n’a pas su profiter pleinement des préférences accordées pour exporter les fruits et les légumes. Ceci s’explique par des calendriers à l’exportation, mais aussi par une faiblesse de l’offre, notamment en termes de volume, délais, calibres, fréquence de livraison, emballage (souvent importé).
La Banque Mondiale dans son étude Révolution inachevée indique qu’éliminer les distorsions sur les marchés des produits agricoles permettrait des gains pour presque 70% des agriculteurs en bénéficiant principalement aux régions de l’intérieur du pays. Une étude antérieure de la Banque Mondiale a estimé que les agriculteurs bénéficieraient de la libéralisation des prix et tout particulièrement ceux des zones les plus sèches du centre et du sud qui élèvent des moutons et des chèvres et produisent des olives, des fruits et des légumes (Banque Mondiale, 2009). Les sous-secteurs «gagnants» (principalement l’élevage, l’arboriculture et l’horticulture) sont des secteurs exposés dans lesquels la Tunisie pourrait booster ses exportations sans aucune subvention, et qui représentent à eux tous environ 60% de la main d’œuvre agricole avec une large répartition géographique.
Néanmoins, face aux multiples bouleversements causés par le Covid-19, la libéralisation du secteur agricole, seule, paraît insuffisamment adaptée, sinon décalée par rapport aux exigences de la situation. Les nouveaux défis auxquels fait face le monde, nous imposent à tous, aujourd’hui, plus d’engagement, plus de détermination et plus de solidarité.
Il est important de mettre en place une nouvelle dynamique, ouvrir le débat afin de sortir de l’immobilisme et du status quo qui a miné notre agriculture depuis trop longtemps. Il faut faire entendre la voix des agriculteurs car il y a un vide qui a été occupé par des politiciens démagogues(Samir Taieb, alors ministrede l’agriculture, avait eu l’outrecuidance de dire que l’huile d’olive n’a jamais fait partie de la “culture” des Tunisiens), les lobbyistes affairistes et la société civile (versé dans la théorie du complot et la collapsologie, vernis de science posée sur un dogme). De plus, l’enjeu, pour plusieurs activistes de la société civile, politiciens et media, n’est pas de dire la vérité mais de dire ce qui est Bien, en estimant que ce qui est Bien doit être vrai puisque les gens l’approuvent. Ce faisant, ces voix alimentent un rapport sentimental au « savoir », qui est le Mal spécifique de notre époque. Enfin, il serait utile de formerdes journalistes experts en agriculture.
Les pistes à creuser sont les suivantes :
Mettre en place des plateformes pour le partage d’expériences et de bonnes pratiques, notamment pour les circuits courts d’agriculture durable et biologique, et de permaculture et permacoop. Ces dernières en vogue, déjà au Maroc, sont constituées d’entreprises agricoles et/ou régénératives ou de communautés, basé sur l’imitation des écosystèmes.Il est temps en Tunisie de repenser le secteur coopératif autonome qui serait soutenu par l’État au travers d’une relation de partenariat et non plus de tutelle. La loi-cadre sur l’économie sociale et solidaire pourrait être opportune pour préciser les conditions de ce partenariat. L’Union européenne comptait en 2016 plus de 123 millions de coopérateurs et 160 000 coopératives toutes catégories confondues, qui emploient 5,4 millions de salariés
Encourager et encadrer les investissements directs étrangers (IDE) dans les projets agricoles sur les terres domaniales (500.000 Ha).Ces projets pourraient être conçus en partenariat avec l’état selon un cahier de charge pour le choix des cultures, un droit de regard des autorités et une obligation pour les partenaires étrangers d’accompagner leur projet d’un centre de formation agricole (BTS) pour transmettre le savoir-faire et la notion de ruralité par la pratique. Les flux d’investissements directs étrangers (IDE) dans le secteur de l’agriculture en Tunisie demeurent très faibles. Ils n’ont pas dépassé 26 millions de dinars en 2017.
Élaborer un programme national de mise à niveau de l’agriculture en raisonnant en termes de filières afin d’améliorer la rentabilité de l’activité agricole et ainsi baisser les prix par une offre abondante, et rendre le produit tunisien plus compétitif, mais aussi pour mieux intégrer les indications géographiques et le concept de terroir, le certifier, le protéger et le valoriser (la CONECT pourrait créer un cahier de charger et créer un label). La méso-économie, ou l’analyse en terme de filière enrichie des approches en termes de chaîne globale de valeur et les chaines d’approvisionnement, offre une vision actualisée de nombreux questionnements que suscitent la transformation des agricultures mondiales. Elle permet finalement d’œuvrer pour un décloisonnement disciplinaire afin de mieux appréhender la complexité du monde et intégrer l’industrie agro-alimentaire[2], le tourisme, le patrimoine, la gastronomie, l’artisanat…
Réfléchir à une politique agricole et alimentaire commune Euro-Méditerranéenne (PAACEM) post-Covid-19
L’agriculture tunisienne, qui contribue encore aujourd’hui pour plus de 10% du PIB et représente encore 1/5 des actifs, est sensible et peut être affecté par une libéralisation mal négociée des échanges et ses effets en termes de volatilité des prix, de détérioration des termes de l’échange pour les nationaux ; d’une part, et d’autre part celui de la rareté des ressources naturelles et particulièrement l’eau et le sol et qui met en danger la durabilité de nos systèmes de production.Ce dernier phénomène risquant de s’accentuer sous l’effet du changement climatique qui affecte particulièrement le sud du bassin méditerranéen.
Il est difficile de trancher avec rigueur dans ce genre de débat. Les modèles économiques en équilibre général utilisés par les organisations internationales ou les académiciens sont des boites noires dont le réglage fin peut à l’arrivée donner des résultats totalement discordants. Sans compter que souvent un certains nombres de données, comme les imperfections des marchés et de l’information lorsqu’ils sont incorporés le sont par approximation, souvent grossières. Les modèles les plus élaborés montrent que ces gains – en dépit de leur existence potentielle – seraient probablement absorbés, et bien au-delà, par les pertes liées à la volatilité des prix et aux catastrophes quelle engendrerait.
Pour autant, ces remarques ne constituent pas un plaidoyer pour ou contre la libéralisation en général. Tout au contraire, l’exploitation des avantages comparatifs engendre bien des bénéfices réels, mais c’est le mauvais fonctionnement des marchés dans le cas spécifique des produits agricoles qui empêche d’en tirer bénéfices. La conclusion logique serait donc la nécessité d’une intervention des autorités publiques pour rétablir les choses dans l’état dans lequel elles devraient être si les marchés fonctionnaient. Idéalement, cela devrait se faire dans le cadre d’une politique agricole et alimentaire commune Euro-Méditerranéenne(PAACEM) post-Covid-19 à définir avec l’UE.
L’Union européenne doit aussi tirer les leçons de cette crise sanitaire et de son impact sur le secteur agricole et alimentaire. En effet, le système alimentaire européen repose sur le commerce international et sur une production de type industriel, et cela le rend particulièrement vulnérable. Ainsi, les confinements généralisés ont entraîné une pénurie des saisonniers, ce qui à son tour a affecté le fonctionnement des chaînes d’approvisionnement. Les agriculteurs européens opèrent une forme de « délocalisation sur place » en faisant appel régulièrement à de la main-d’œuvre immigrée, notamment dans les métiers de l’arboriculture intensive (ramassage de fruits) et du maraîchage sous serre, qui font partie des secteurs les plus en tension.De plus, les restrictions de circulation de marchandises prises pour contrer l’épidémie ne permettent plus à l’agriculture française,par exemple, de se fournir et d’écouler sa production normalement.
Dans un avenir incertain et mouvant, où nous sommes condamnés à vivre avec de nouveaux virus émergeants, l’UE devrait associer les pays du voisinage aux discussions sur la résilience alimentaire régionale, la réforme de la PAC, la mobilité des saisonniers, les nouveaux défis, en particulier le Pacte vert européen, la stratégie De la Ferme à la table, ou encore la création et la gestion commune de stocks stratégiques pour garantir la sécurité alimentaire, dans le cadre d’une coopération accrue et d’une meilleure efficience face aux crises.
Nous devons aussi impérativement changer de paradigme et aller vers une gestion commune de certaines cultures méditerranéennes comme l’huile d’olive. La concurrence n’est plus intra-méditerranéenne mais viendra de l’extérieur avec les centaines de millions de pieds d’oliviers plantés par les pays de l’hémisphère sud et autres. Nous devons pour cela mettre en place une indication géographique commune « huile d’olive méditerranéenne ».
L’UE devrait envisager de renforcer l’agriculture méditerranéenne en aidant les pays du voisinage à moderniser leurs agricultures, et retrouver ainsi un socle plus solide que la seule liberté de commercer.Mais la crise du coronavirus risque de compromettre l’avènement de cette nouvelle ère, plus résiliente et respectueuse du climat voulue par la Présidente Ursula von der Leyen, en raison des impacts économiques inédits qu’il provoque. Les priorités ont changé, mais le green deal n’est pas du luxe. Comme dit le philosophe Vladimir Jankélévitch « Le remords fait destin mais l’engagement fait époque. »Et, une nouvelle politique agricole commune associant le voisinage(à géométrie variable) pour une agriculture et alimentation saine et durable, c’est aussi investir dans la résilience de l’Union européenne.
[1] Parler de petits agriculteurs fausse le débat. Le statut d’agriculteur est abusé ; tout nouveau membre de l’UTAP est comptabilisé comme agriculteur. La solution consiste à instaurer l’identifiant unique avec une mise à jour systématique possible avec la transition numérique, et instaurer la traçabilité des produits.
[2] En Tunisie, il y a plus de 35% de gaspillage au niveau de l’exploitation. Il n’y a pas une industrie agroalimentaire pour récupérer les déchets (mauvais calibres ou mauvaise forme) pour faire des confitures ou des intrants pour les pâtisseries.