Agritech et stress hydrique : Les défis d’une agriculture en quête de renouveau

Par Dr Sami Ayari*

 L’agriculture constitue un élément fondamental de l’économie tunisienne, occupant près de 25% de la population active et représentant environ 10% du PIB national. Toutefois, ce secteur vital fait face à de nombreux défis, notamment ceux liés aux changements climatiques.
Depuis les années 1980, les précipitations annuelles ont diminué, ce qui a entraîné une baisse des rendements agricoles. De plus, le stress hydrique qui affecte déjà fortement l’agriculture se manifeste par une réduction des ressources en eau disponibles pour l’irrigation, ce qui pèse lourdement sur la production.
Par ailleurs, près de 30% des terres arables sont affectées par la dégradation due à une irrigation excessive et à l’utilisation intensive de produits chimiques, phénomène accentué par la salinisation.
Ainsi, l’agriculture tunisienne nécessite-t-elle une transformation structurelle, centrée sur la durabilité et l’innovation, afin de garantir sa viabilité à long terme.
Le classement 2022 de Global Food Security Index (GFSI) confirme cette analyse : la Tunisie se positionne au 62e rang parmi 113 pays, derrière le Maroc (57e rang). Ce recul met en lumière les défis auxquels la Tunisie fait face. L’indice, publié par The Economist Intelligence Unit, évalue la sécurité alimentaire dans différents pays selon trois critères principaux : la disponibilité (74e rang), l’accessibilité (54e rang), ainsi que la qualité et la sécurité alimentaires (70e rang).

*Cofondateur et coordinateur général du Tunisia CyberShield, Cofondateur et coordinateur général de la Tunisian AI Society
Malgré ces obstacles, la Tunisie conserve un classement honorable au niveau africain.
La Tunisie occupe la 88e position dans l’Indice de performance agro-environnementale (AEPI) avec un score de 45,7 sur 100. Ce résultat illustre la capacité du pays à gérer les pratiques agricoles et leurs répercussions sur l’environnement. L’AEPI (développé par l’OCDE) prend en compte plusieurs aspects tels que la gestion des terres, l’utilisation de l’eau et la biodiversité, et évalue l’efficacité des politiques agricoles tunisiennes en matière de durabilité environnementale.
À travers ces deux indices, il est évident que notre classement soit insuffisant. Cela indique que nos politiques agricoles et leurs résultats ne répondent pas aux défis et enjeux actuels, notamment en ce qui concerne la sécurité alimentaire et les questions environnementales. Cette situation souligne la nécessité d’une révision de nos approches afin de mieux faire face à ces problématiques cruciales.
À l’ère du numérique et des nouvelles technologies, une question s’impose : l’innovation dans ce secteur pourrait-elle offrir des solutions et améliorer la situation ?

Que signifie Agritech ou Agrotech ?
Ces termes font référence à l’intégration des technologies de l’information et de la communication (TIC) dans le secteur agricole, avec pour objectif principal de rendre l’agriculture plus intelligente et performante. Ces innovations cherchent à accroître la productivité, la durabilité et l’efficacité des pratiques agricoles en s’appuyant sur des technologies avancées telles que :

  • L’IA pour l’agriculture :elle analyse d’importants volumes de données agricoles pour prédire les rendements, identifier les problèmes et optimiser la gestion des cultures.
  • Systèmes d’information géographique (SIG): utilisés pour le suivi des cultures et la planification des opérations agricoles, ces systèmes améliorent la gestion et l’efficacité des activités sur le terrain.
  • Drones, robots et machines autonomes: ces technologies aériennes et autonomes sont utilisées pour surveiller les champs, pulvériser des pesticides, semer et récolter, automatisant ainsi les tâches physiques en agriculture.
  • Biotechnologie et génomique végétale: appliquée pour l’amélioration des semences et des cultures, cette technologie permet de créer des variétés résistantes aux maladies ou à la sécheresse, incluant les OGM.
  • Capteurs et IoT, Blockchain, etc …

L’AgriTech peut être mise en œuvre dans plusieurs domaines, notamment pour faire face au stress hydrique auquel la Tunisie est particulièrement exposée. En raison d’une gestion inefficace des ressources en eau et d’une demande en constante augmentation, cette problématique revêt une importance majeure et constitue un enjeu de sécurité nationale. Voici quelques chiffres clés pour illustrer la situation :

  1. Disponibilité en eau

En 2022, la disponibilité en eau par habitant en Tunisie a chuté à environ 350 m³ par an, bien en dessous du seuil du stress hydrique fixé par l’ONU à 1 700 m³ par an et du seuil de pénurie absolue à 500 m³ par an. Avec un seuil critique de 1 000 m³ par an, la Tunisie fait face à une situation de rareté extrême de l’eau.

  1. Répartition des ressources en eau

Les ressources en eau renouvelables en Tunisie sont estimées à environ 4,6 milliards de m³ par an, mais elles sont réparties de manière inégale. Environ 80% des ressources en eau sont concentrées dans le Nord du pays.

  1. Sécheresses récurrentes

La Tunisie est régulièrement touchée par de longues périodes de sécheresse, avec une réduction de plus de 30% des précipitations annuelles par rapport à la moyenne historique dans certaines zones. Cette diminution compromet la recharge des nappes phréatiques et des barrages. En 2023, le taux de remplissage des barrages est descendu en dessous de 30 % de leur capacité, mettant en péril l’approvisionnement en eau potable et les besoins en irrigation.

  1. Exploitation des nappes phréatiques

La Tunisie exploite environ 130 % de ses ressources souterraines renouvelables, ce qui conduit à une surexploitation des nappes phréatiques. Cette surexploitation entraîne une baisse des niveaux des aquifères et expose le pays à des risques d’intrusion d’eau salée, en particulier dans les zones côtières.

  1. Industrie des eaux minérales

En Tunisie, 29 unités de production, réparties sur 12 gouvernorats, produisent plus de 364 000 bouteilles d’eau minérale par heure. Cette industrie emploie environ 3 000 personnes et génère un chiffre d’affaires annuel d’environ 637 millions de dinars.

  1. Dégradation de l’eau potable

Dans le contexte des classements mondiaux de la qualité de l’eau, la Tunisie obtient un score modéré, avec un indice de qualité de l’eau (WQI) de 49,1 selon des données récentes. Cela place la Tunisie parmi les pays confrontés à des défis en matière de sécurité et de disponibilité de l’eau, avec un classement légèrement en dessous de la moyenne mondiale.
Ce type d’indice évalue plusieurs paramètres (physiques, chimiques et biologiques) pour déterminer la qualité de l’eau potable.
Une dégradation qui explique logiquement l’augmentation exponentielle de la consommation de l’eau minérale.

La véritable question est : que font nos acteurs de l’Agritech en Tunisie ?
D’après plusieurs études récentes, le secteur de l’Agritech en Tunisie compte environ 20 à 30 start-up actives. Celles-ci interviennent dans divers domaines, tels que l’agriculture intelligente, la biotechnologie, l’irrigation optimisée et l’utilisation de capteurs IoT pour la gestion des exploitations agricoles. Bien que ce secteur soit en pleine croissance, soutenu par des initiatives publiques et privées ainsi que par des incubateurs et accélérateurs favorisant l’innovation, l’impact de ces start-up reste limité en raison de l’absence de politiques agricoles claires pour promouvoir ces technologies…

Smart Farm et iFarming développent des solutions basées sur l’IoT, telles que :

  • des capteurs de sol qui collectent des données en temps réel sur l’humidité et la température,
  • des systèmes de surveillance pour les cultures et le bétail,
  • des dispositifs connectés pour suivre les paramètres environnementaux.

Irwise utilise l’intelligence artificielle pour analyser les conditions climatiques et l’état des sols, dans le but d’optimiser l’irrigation.
Ezzayra et B2M offrent des applications mobiles et des plateformes web destinées aux agriculteurs, tandis que Africa Flying & Engineering utilise des drones et des technologies d’imagerie satellite pour :

  • la cartographie des terres agricoles,
  • le suivi de la santé des cultures,
  • l’optimisation de l’utilisation des intrants.

 AquaDeep vise à apporter une innovation technologique dans le domaine de l’aquaculture tunisienne, en particulier pour améliorer la précision du comptage des larves et optimiser les conditions d’élevage.
Seabex a développé un système de télésurveillance et de contrôle à distance de l’irrigation basé sur l’IA.
RoboCare, la start-up utilise l’IA et l’imagerie spectrale pour proposer des solutions agronomiques innovantes aux agriculteurs.

 Les Agritech, un moteur d’innovation ?
D’après les projections climatiques, les ressources en eau disponibles en Tunisie pourraient diminuer de 10 à 30% d’ici à 2030, exacerbant ainsi la pression sur les systèmes d’approvisionnement en eau du pays. L’élévation des températures, combinée à une évaporation accrue et à des précipitations irrégulières, risque d’aggraver la crise hydrique dans les années à venir.
Les méthodes traditionnelles de surveillance et de prévision du stress hydrique reposent souvent sur des observations manuelles et des modèles hydrologiques complexes, qui peuvent prendre beaucoup de temps et nécessiter de nombreuses ressources.
Ces dernières années, les techniques d’apprentissage automatique sont devenues des outils incontournables pour comprendre les schémas du stress hydrique, en exploitant de vastes ensembles de données et en réalisant des prédictions précises. Cependant, plusieurs défis majeurs subsistent. Il est crucial d’assurer la qualité et la disponibilité des données pour garantir des analyses fiables.
Parallèlement, la protection de la confidentialité et de la sécurité des informations reste une préoccupation majeure. Enfin, il est essentiel de renforcer la confiance des parties prenantes dans les systèmes d’intelligence artificielle afin d’encourager leur adoption et d’en maximiser les bénéfices.
Voici quelques exemples d’applications concrètes utilisant l’IA :

* Surveillance de la sécheresse :
L’IA analyse les données provenant de diverses sources, telles que des satellites, des capteurs au sol et des données météorologiques historiques
Cela permet de :

  • détecter précocement les signes de sécheresse et d’évaluer son évolution en temps réel,
  • prédire les niveaux du stress,
  • surveiller les niveaux d’humidité du sol, les précipitations, et les températures, afin d’anticiper les périodes de sécheresse avant qu’elles ne deviennent critiques,
  • aider les agriculteurs à adapter leurs pratiques.

* Analyse prédictive de la demande en eau :
L’IA analyse les données historiques, les modèles météorologiques et les tendances d’utilisation pour prédire la future demande en eau.

Cela permet de :

  • planifier et allouer les ressources de manière plus efficace,
  • prévenir les pénuries,
  • optimiser la distribution de l’eau.

* Détection des fuites et gestion des infrastructures :
Les capteurs intelligents associés à l’IA détectent rapidement les fuites dans les infrastructures.

Avantages :

  • réparation rapide des fuites,
  • réduction du gaspillage d’eau,
  • baisse des coûts en évitant des dommages plus importants aux infrastructures.

Optimisation de l’irrigation agricole :
L’IA peut ajuster les pratiques d’irrigation en fonction :

  • des niveaux d’humidité du sol,
  • des conditions météorologiques,
  • des besoins spécifiques des cultures.

°Cela permet de réduire la consommation d’eau tout en augmentant le rendement agricole.
L’Agritech constitue une véritable révolution technologique qui, malgré certains défis, ouvre d’importantes opportunités pour rendre l’agriculture plus efficace, durable et compétitive. Elle permet également une gestion optimisée des ressources en eau, favorisant une utilisation durable et atténuant les effets du stress hydrique sur les écosystèmes humains et environnementaux. De plus, l’Agritech peut jouer un rôle clé dans la réduction de la domination des grandes entreprises sur les chaînes d’approvisionnement, un enjeu cher au président de la République, en fournissant des solutions qui autonomisent les petits producteurs.
Les plateformes technologiques facilitent la vente directe, renforcent la transparence des transactions et encouragent la mutualisation des ressources, ouvrant la voie à un écosystème agricole plus équitable. Ces innovations peuvent devenir une force motrice pour les communautés locales et régionales, en particulier dans le cadre du projet présidentiel, tout en améliorant les conditions de vie des femmes ouvrières. Des pays comme la Tunisie possèdent un fort potentiel pour exploiter ces technologies et en tirer profit.
L’écosystème des start-up en Tunisie doit s’aligner d’abord sur les besoins de l’économie tunisienne avant de chercher à s’exporter.
Le marché de l’Agritech est en pleine expansion. En 2022, sa valeur mondiale était estimée à environ 19,5 milliards de dollars. Les prévisions suggèrent qu’il pourrait atteindre 46,4 milliards de dollars d’ici à 2030, avec un taux de croissance annuel composé (CAGR) compris entre 12 et 15 % sur la période 2023-2030.
Le marché mondial des drones agricoles devrait atteindre 6 milliards de dollars d’ici à 2030, alors qu’en Tunisie, l’utilisation des drones est encadrée par une réglementation stricte, nécessitant de nombreuses autorisations.
La question qui interpelle sans cesse est la suivante : comment garder nos talents dans ce secteur très prometteur, et dans tant d’autres, si nous n’adoptons pas des politiques publiques et privées volontaristes pour les inciter à dynamiser nos secteurs économiques avant de s’orienter vers les marchés internationaux ?

*Cofondateur et coordinateur général du Tunisia CyberShield,
Cofondateur et coordinateur général de la Tunisian AI Society

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