Entretien conduit par Hassan Arfaoui
Ahmed Néjib Chebbi se veut un dirigeant politique autopropulsé. Il n’a de cesse de répéter ces derniers temps, que son parti ne veut compter que sur ses propres moyens pour affronter les échéances à venir. Les faibles scores attribués à son parti dans les sondages ne l’impressionnent pas outre mesure. Nous ne maîtrisons pas encore cet outil et il est encore trop tôt pour mesurer les tendances de l’opinion, assure-t-il. À ceux qui le soupçonnent de négliger les véritables rapports de force politiques dans le pays, il rétorque : « Je ne suis pas dans un optimisme béat et j’ai conscience des difficultés et des défis, mais j’envisage l’avenir avec une certaine sérénité ». Quant à son « divorce » avec Nidaa Tounes et le Front du salut, M. Chebbi ne regrette guère cette alliance improbable où « Il n’a été question, ni de front électoral, ni de front politique, mais de manœuvres politiciennes dont l’unique objectif est le partage du pouvoir avec un adversaire (Ennahdha, ndlr) que l’on diabolise un jour pour l’encenser et louer ses mérites le lendemain ». Ayant repris sa liberté, cette figure incontournable du paysage politique tunisien donne l’impression de respirer à pleins poumons, comme affranchi d’un poids insupportable qui entravait son action. Désormais, il a les mains libres et il compte bien en faire bon usage. Serein et déterminé, il a porté sur l’actualité un regard sans concession sans oublier de « balayer devant sa propre porte » et de reconnaître quelques erreurs d’appréciation… Entretien
Je pense qu’il y a des succès mais aussi des échecs qui s’alternent. On a connu deux succès, à l’Ariana et à Raoued, mais nous avons vécu un échec à Ouled Manaa (Jendouba). Tous ces évènements nous disent que le danger terroriste est réel et que ce fléau a pris racine dans notre pays. C’est un phénomène international et régional. Il s’alimente de la pauvreté et du désœuvrement de la jeunesse. Il a des bases établies à l’extérieur, il a des moyens financiers à sa disposition et, surtout, il dispose d’une idéologie qui s’offre aux jeunes en prétendant donner un sens à leur vie. Avec un État fragilisé par la Révolution, la Tunisie fait face à de véritables défis. Et je constate qu’il y a une absence totale de stratégie de lutte contre le terrorisme.
Je pense que, vous comme moi, nous ne sommes pas plus informés que le citoyen turc ou marocain sur ce qui se passe dans notre propre pays. Nous n’avons aucune mesure de l’importance du phénomène du terrorisme. Nous ne savons pas quels sont les besoins de nos forces armées, nous ne connaissons pas l’étendue du phénomène salafiste, ni comment distinguer entre les éléments violents et les éléments non violents et comment adopter des traitements différents pour traiter le terrorisme sans empiéter sur le terrain du droit et répéter les excès de l’ancien régime. Toutes ces questions essentielles, fondamentales, demeurent sans réponse.
Heureusement, la société tunisienne se mobilise aux côtés de ses forces de sécurité intérieure et de son armée pour venir à bout de ce danger avec lequel nous ne pouvons pas coexister. Évidemment, nous devons éviter les dérives. Nous devons traiter ce phénomène dans le plus grand respect des droits humains, en n’abusant pas de la violence. Bien entendu, ce défi est énorme pour notre sécurité et par conséquent pour notre développement, car il n’y aura pas d’investissements ou de touristes en Tunisie tant que le terrorisme n’aura pas été neutralisé.
Peut-on dire qu’il existe aujourd’hui une volonté politique qui faisait défaut précédemment ? Certains vont même jusqu’à soupçonner une espèce de connivence par le passé…
Je ne dirais pas qu’il y avait une connivence, ce serait aller un peu trop loin. Mais nous avons accusé les deux précédents gouvernements de laxisme à l’égard du phénomène terroriste naissant. Il y a eu un traitement laxiste dans la mesure où il y avait un agenda partisan qui était aux commandes de l’État et du ministère de l’Intérieur et qui considérait le salafisme comme un petit cousin que l’on pouvait récupérer d’une manière ou d’une autre. Et donc on a laissé le temps à ce phénomène pour se développer et gagner en agressivité. D’ailleurs, avant même la constitution de l’actuel gouvernement, l’État a été contraint d’affronter les menaces grandissantes, puisque ces gens-là sont passés à l’action. Ils sont passés aux attaques contre les militaires et les agents des forces de l’ordre qui sont tombés sur les champs de bataille. Le gouvernement a, été donc, contraint et a donné l’impression de beaucoup plus subir ces évènements plutôt que d’obéir à des choix stratégiques.
Notre parti a proposé de constituer ce que l’on a appelé un Conseil transitoire de sécurité nationale. Cet aréopage serait composé des principaux responsables en charge de la défense et de la sécurité au sein de l’État avec les représentants des principales formations politiques et des syndicats. La fonction de ce Conseil serait de partager les informations, d’échanger les avis, de s’entendre sur les options, les orientations, les choix à effectuer et de suivre leur mise en œuvre.
Nous avons également proposé la création d’un fonds national de lutte contre le terrorisme afin de réunir les fonds nécessaires à nos forces de sécurité et à notre armée de manière à ce qu’elles aient les moyens de faire face à ce phénomène. Pour le financer, nous avons proposé de petites taxes sur les billets d’avion, les opérations en Bourse, certaines opérations bancaires, etc. Ce qui nous permettrait de réunir des fonds en comptant sur nous-mêmes, avant de voir arriver la coopération internationale. Cette coopération arrivera, car la sécurité ne connaît pas de frontières, mais il faut avant tout compter sur nous-mêmes…
Nous avons aussi proposé de donner des garanties à ceux qui affrontent la mort pour nous. Nous avons proposé que soit établie une loi sur les pupilles de la nation. C’est-à-dire que tout enfant de militaire, d’agent de sécurité ou même de simple citoyen mort au cours d’opérations antiterroristes, soit pris en charge par la société jusqu’à l’âge de la majorité. On pourrait également les aider dans leur recherche d’un premier emploi. Tout cela procurerait du réconfort aux hommes qui, courageusement, sont aux premières lignes pour assurer notre sécurité et défendre notre liberté.
Venons-en maintenant à votre parti et à vous-même. Vos adversaires, comme vos amis, vous connaissent et vous reconnaissent en tant qu’opposant radical à Ben Ali. De ce fait, vous avez bénéficié d’un capital symbolique important. Mais on peut dire que ce capital symbolique ne se traduit pas par un poids politique conséquent. On a l’impression que vous avez raison dans vos positions, mais que vous êtes toujours à contre-courant.
Ainsi, lors de la Révolution, quand c’était la pleine période des surenchères révolutionnaires, vous avez opté pour la sagesse et la continuité. Vous vouliez paraître à ce moment-là comme un homme d’État et dirigeant d’un parti de gouvernement. Aujourd’hui, alors que tout le monde parle de consensus, vous donnez l’impression que vous en sortez et que vous voulez faire cavalier seul… D’où, une nouvelle fois, cette impression d’évoluer à contre-courant qui s’avère politiquement improductive. Partagez-vous cette appréciation ?
Vous avez raison sur cette question. Effectivement, nous avons pu donner l’impression d’être à contre-courant et nous avons dit la vérité avant l’heure. Or des vérités dites avant l’heure peuvent être très souvent politiquement contre-productives et elles l’ont été souvent. Nous n’avons pas su communiquer et ce problème est à la base de l’insuccès que nous avons connu en 2011…
Mais ce ne sont pas seulement des problèmes de communication, il s’agit surtout de problèmes d’appréciation politique. À titre d’exemple, pendant une période révolutionnaire, une position trop sage n’est peut-être pas la mieux indiquée…
Je voudrais m’expliquer. Le 14 janvier au matin, Maya Jeribi, Secrétaire générale du parti, était portée sur des épaules devant le ministère de l’Intérieur. Plusieurs jeunes militants d’Al Joumhouri, qui s’appelait à l’époque le PDP, étaient arrêtés dans les régions. Toute la direction du parti était totalement engagée dans le soutien au mouvement révolutionnaire.
Le 15 au matin, Mohamed Ghannouchi, Premier ministre de l’époque, nous appelle pour nous dire que le pays est au bord de l’abîme et qu’il nous faut contribuer à le sauver. On pouvait répondre soit positivement soit négativement. J’ai choisi de répondre positivement par sens du devoir et par conscience des deux dangers qui guettaient notre pays. Il y avait le risque d’écrasement de la Révolution — ce qui s’est passé dans beaucoup de pays — ou la dislocation de l’État, c’est d’ailleurs ce que l’on voit actuellement à l’œuvre en Libye et peut-être en Syrie.
Nous avons passé un compromis avec les représentants de la technocratie de l’ancien régime pour précisément engager une action de réforme en profondeur qui a mis la Tunisie sur les rails d’une transition pacifique vers la démocratie. C’est dans les quarante-cinq jours du gouvernement Ghannouchi que toutes les décisions ont été prises pour mettre le pays sur les rails et c’est ce qui distingue l’expérience tunisienne de celles des autres. Privilégier l’affrontement, c’était partir à l’aventure.
Face aux dangers d’écrasement de la Révolution ou de dislocation de l’État, nous avons offert à la Tunisie une transition pacifique. Et en faisant cela, nous avions raison. Mais certaines forces politiques se sont liguées pour abattre ce gouvernement pour des raisons partisanes. La preuve en est, que le gouvernement qui a pris la suite du gouvernement Ghannouchi, celui de Béji Caïd Essebsi, a poursuivi exactement le même programme, il n’a rien ajouté. Il a mis en œuvre toutes les décisions qui avaient été prises auparavant.
Parlons d’aujourd’hui… Tout le monde est pour le consensus et vous, encore une fois, vous donnez l’impression de vouloir faire cavalier seul…
Non, il y a deux choses à distinguer. Tout d’abord nous avons mis l’année 2013 toute entière sous l’emblème de la recherche d’un compromis avec la Troïka, pourquoi ? Pour abréger cette période de transition démocratique.
Il nous fallait nous entendre sur la Constitution, sur l’assainissement du climat politique, sur le problème de la violence politique exercée par les LPR (Ligues de protection de la Révolution), sur les assassinats politiques, les nominations partisanes, etc. Nous voulions arriver à un consensus qui nous permet de mettre fin à la période de brouillard que la Tunisie a connue à partir d’octobre 2012, autrement dit à partir de la fin de la légitimité électorale.
La Tunisie était un bateau qui allait à vau-l’eau, on ne savait pas où il se dirigeait et il fallait le réorienter de façon à le mener à bon port, c’est-à-dire à des élections libres et dans les délais les plus courts. C’était tout le sens de l’action que nous avons engagée en 2013 et qui a fini par ce dialogue national au cours duquel nous avons défendu, jusqu’au bout, une position consensuelle. Or, malheureusement, l’entente qui a été passée entre Ennahdha et l’UGTT n’a pas tenu compte des forces politiques qui, par leur action tout au long de l’été dernier ont initié et engagé ce processus de dialogue national. Nous nous sommes alors retrouvés devant un choix qui consistait à, soit valider une solution non consensuelle, soit nous retirer de ce processus, ce que nous avons fait tout en donnant sa chance au gouvernement de Mehdi Jomaâ. Nous avons besoin d’aller aux élections d’ici à la fin de l’année dans les meilleures conditions et nous avons intérêt à ce que ce gouvernement réussisse.
Vous voulez compter uniquement sur vos propres forces pour aborder ces élections ?
Se présentent à ces élections, une famille islamiste unifiée, une famille destourienne divisée et une nébuleuse démocratique. Nous ne pouvons pas aller aux échéances présidentielles et législatives en comptant sur les forces d’autrui. Nous avons des valeurs qui nous distinguent et qu’il convient de rappeler. Elles sont au nombre de trois. La démocratie libérale, qui est une longue pratique et non un vain mot. Un projet social progressiste, qui a toujours été du côté de l’UGTT, des luttes sociales, des régions délaissées, etc. Et troisièmement l’appartenance au mouvement réformiste tunisien qui allie et réconcilie identité nationale et modernité. Al Joumhouri et l’ensemble des Tunisiens ne se reconnaissent point dans cette dichotomie qui oppose héritage islamique et héritage bourguibien et qui alimente une polémique passéiste. Ils sont dans l’attente d’une offre politique d’avenir.
Qu’est ce qui distingue l’offre politique d’Al Joumhouri ?
Notre offre tient en cinq points : le rétablissement de l’autorité de l’État, le rétablissement de la sécurité publique, l’emploi des jeunes, le développement des régions et le rétablissement du pouvoir d’achat qui s’est dramatiquement dégradé au cours des trois dernières années. Nous avons parlé de lutte contre le terrorisme mais il y a aussi la sécurité publique qui touche la vie du Tunisien au quotidien. Voilà les attentes des Tunisiens. Elles ne sont pas d’ordre idéologique. Et on ne pourra pas réaliser ces objectifs sans concorde nationale, si la moitié de la classe politique continue à s’opposer à l’autre moitié, le pays ne pourra pas s’en sortir…
Vous rejoignez Rached Ghannouchi qui a déclaré récemment qu’au lendemain des élections, le pays ne pourra être gouverné que grâce à une coalition…
Tout le monde le dit. Rached Ghannouchi le dit, Béji Caïd Essebsi le dit, moi-même je le dis, c’est une condition sine qua non pour que la Tunisie retrouve la stabilité et la sécurité.
Vous parlez de consensus, mais il faut déjà le réaliser à l’intérieur même de la famille politique démocratique. Or, vous avez quitté l’Union pour la Tunisie ainsi que le Front du salut national. Ces prises de position ont été perçues comme une manière de rompre le consensus…
On peut le voir sous cet angle, bien évidemment, mais on peut aussi le voir sous l’angle totalement opposé, dans la mesure où nous avons été les premiers à répondre à l’appel visant à réunir cette famille démocratique. Nous avons soutenu l’appel lancé par Béji Caïd Essebsi en janvier 2012 parce que nous en avons ressenti le besoin dans notre propre vie en tant que parti centriste, démocrate et social. Mais malheureusement, au bout d’un an, nous nous sommes trouvés loin du compte. Il n’a été question ni de front électoral ni de front politique mais de manœuvres politiciennes dont l’unique objectif est le partage du pouvoir avec un adversaire que l’on diabolise un jour pour l’encenser et louer ses mérites le lendemain.
Pour nous, le pouvoir doit sortir des urnes et être au service d’un projet social d’avenir.
Qu’est-ce qui vous met le plus politiquement mal à l’aise vis-à-vis de NidaaTounes ?
Précisément, la base politique de l’Union n’a jamais été clairement formulée et il s’est avéré que l’on ne poursuivait pas les mêmes objectifs. C’est cela qui explique toutes les tensions que nous avons vécues.
Donc nous ne pouvions pas rester dans une telle alliance et nous nous en sommes retirés pour retrouver notre liberté d’initiative et mettre un terme à la confusion. Car les gens ne comprenaient pas que l’on soit ensemble et toujours dans la tension. Aujourd’hui les gens comprennent que chacun poursuit les objectifs qu’il proclame — ou qu’il ne proclame pas — en comptant sur ses propres forces.
J’ajouterai que pour les élections, il y aura un premier moment, celui du pluralisme et de la diversité, nécessaire en démocratie. Le deuxième moment verra la constitution de deux camps, notamment lors du second tour des présidentielles. Le troisième moment se situe au lendemain des élections où il y aura une nation à gouverner.
En parlant de deux camps, vous voulez dire la famille islamiste et la famille démocrate ?
On peut le dire ainsi, oui, mais tout va dépendre du déroulement de la campagne électorale. Entre les deux pôles, Ennahdha et NidaaTounes, il y a entre 40 et 50% des Tunisiens qui ne se sont pas déterminés et qui attendent une offre politique, c’est ce champ que nous allons investir. Au parti républicain, nous proposons un projet alternatif centriste, démocratique et social. Je pense qu’un large secteur de la population est dans l’attente d’un tel projet.
Le regroupement des forces se fera par rapport aux attentes des citoyens. Pour nous, tous ceux qui partagent nos valeurs et notre vision sont nos amis et nos alliés potentiels. Mais nous ne pouvons pas en parler aujourd’hui, car c’est le temps de la diversité.
Avec le déroulement de la campagne, nous verrons quelle sera la configuration des forces politiques.
Oui, mais avec quelles alliances ? Vous ne pouvez pas aller seul aux élections. Une méditation des résultats du premier scrutin, celui de 2011, ne vous interdit-elle pas d’y aller seul ?
Les alliances se font sur une base programmatique. Notre plate-forme repose sur le socle de nos valeurs et sur notre offre pour la Tunisie de demain. Ceux qui croisent notre plate-forme seront nos alliés. Ensuite, l’alliance peut se faire avant les élections et elle peut se faire après. Nous avons un mode de scrutin, celui de la proportionnelle au plus fort reste, qui permet de pallier aux méfaits de la dispersion dans la mesure où chacun obtenant le nombre de sièges correspondant à son poids électoral peut joindre ses forces à celles de partis proches pour constituer des coalitions parlementaires. Le plus important est l’entente sur le programme, sur le projet, sur la vision d’avenir. Ceux qui seront d’accord avec ce que nous proposons seront nos alliés soit avant, soit après les élections.
Il existe des forces démocratiques, progressistes, centristes, qui sont très proches de nous et nous sommes en pourparlers avec un certain nombre d’entre elles. Mais les pourparlers sont encore à un stade préliminaire, c’est pourquoi il serait prématuré d’en parler aujourd’hui.
L’Alliance démocratique, AfekTounes…
Oui, ces deux formations font partie de la famille centriste démocratique et sociale et constituent des alliés potentiels…
Une alliance avec Ennahdha est-elle à exclure ?
Je le pense dans la mesure où Ennahdha, déclare elle-même qu’elle ira aux législatives sous sa propre bannière… Elle ne se prononce pas pour le moment sur la présidentielle, elle laisse entendre qu’elle pourrait ne pas présenter de candidat et que, dans ce cas, elle pourrait soutenir un candidat proche. Mais qui dit qu’Ennahdha n’aura pas de candidat et qu’elle ne soutiendrait pas monsieur Djebali ou Laarayedh auxquels l’on prête un dessein présidentiel ? Tout cela n’est encore que spéculation.
Les mauvaises langues prétendent qu’en cas de soutien de la part d’Ennahdha vous ne manqueriez pas de conclure un accord avec elle dès maintenant. Qu’en pensez-vous ?
Ce qui est certain, c’est que ma démarche politique ne s’est jamais fondée — et j’espère qu’elle continuera à l’être — sur des calculs partisans ou personnels. Si j’avais voulu avoir des relations d’intérêt avec Ennahdha, rien ne m’en aurait empêché d’autant plus qu’à l’époque où ils étaient des parias et où personne ne leur adressait la parole, j’ai été le premier à défendre leurs droits, ici en Tunisie.
Toute force politique qui voudrait collaborer avec nous pour la réalisation de notre projet serait la bienvenue. En attendant, Ennahdha représente un pôle dans le spectre politique tunisien et défend son propre programme et ses propres listes. Tout rapprochement (avec Ennahdha, ndlr) relève aujourd’hui de la spéculation et si demain des éléments de rapprochement apparaissaient, les Tunisiens ne seraient pas laissés dans l’ignorance, tout se passera dans la transparence comme à l’accoutumée, ils pourront ainsi juger en toute conscience. En attendant, je peux vous affirmer que tout rapprochement avec quelque force que ce soit ne se fera que sur la base d’un programme clair qui répond aux attentes légitimes des citoyens : la stabilisation de la démocratie libérale, telle que définie dans la Constitution, le retour de l’autorité de l’État, la lutte contre le terrorisme et le rétablissement de la sécurité publique, l’emploi des jeunes, le développement des régions et l’amélioration du pouvoir d’achat et des conditions de vie des classes moyennes et pauvres.
La réalisation de ces cinq objectifs, selon un programme clair et précis, constitue l’unique base de notre action. Al Joumhouri œuvrera donc à l’occasion des prochaines élections pour la constitution d’une force du centre qui offre une alternative d’avenir et sort le pays de la bipolarisation qui le ramène, sous une forme ou une autre, au passé.
À propos de sondages, on voit que le Parti républicain y est très mal placé. N’avez-vous pas d’inquiétudes face à ces projections ?
Je tiens compte de tous les sondages… Mais tout le monde les prend avec précaution, car les pratiques ne sont pas encore bien ancrées et, de plus, ces sondages sont faits en dehors du temps électoral, en réponse à la question : « si vous deviez voter aujourd’hui, pour quel parti voteriez-vous ? ». Or dans ce type de questionnaire, Al Joumhouri est le quatrième parti. Si vous faites abstraction d’Ennahdha et de Nida Tounes, tout le monde est dans un mouchoir de poche qui ne dépasse pas les 5 ou 6%.
En dehors du temps électoral, je pense que les sondages n’ont pas de grande importance. Sur l’échiquier politique, Al Joumhouri se situe parmi les quatre ou cinq acteurs principaux, voire il serait le troisième parti. Évidemment, je mesure la distance qui nous sépare des deux premiers, mais nous allons entrer maintenant en période électorale donc en période de mobilisation et je vous le dis, je l’entrevois avec un certain optimisme. Je ne suis pas non plus dans un optimisme béat et j’ai conscience des difficultés et des défis, mais j’envisage l’avenir avec une certaine sérénité.
Comment l’authentique opposant à Ben Ali que vous étiez voit-il aujourd’hui l’arrogance avec laquelle certains Rcdistes s’expriment sur le passé, la Révolution, etc. Ne craigniez-vous pas pour l’avenir de la démocratie avec ce retour ?
Je crois que je peux être à l’aise pour vous répondre dans la mesure où je me suis opposé, ma vie durant, au régime instauré par le Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD) et avant lui par celui de Bourguiba. Ce pouvoir était personnel, autoritaire, répressif, a soulevé l’opposition de la jeunesse et de très nombreuses couches sociales. N’oublions pas la crise de 1969 qui a abouti à une crise politique grave, les évènements des années 70, ceux de 78, de 84 etc. Tout cela a abouti au 7 novembre et puis nous avons connu une longue traversée du désert, la longue nuit de la dictature. Et pendant toute cette période, j’étais de l’autre côté de la barricade, parmi ceux qui réclamaient la liberté, la démocratie face au parti unique. Mais tout au long de cette période il ne m’a jamais échappé que le RCD, ou le Destour, peu importe son appellation, était une force qui avait réussi à façonner la Tunisie moderne. Donc au passif du parti il y a l’oppression, la dictature, le pouvoir personnel, la répression, etc., mais à son actif il y a l’œuvre de développement que la Tunisie a connue. Cela ne m’a pas échappé et, bien avant la Révolution, au moment où j’essayais d’appeler les Tunisiens à faire front face à l’ancien régime, de lancer un appel aux destouriens en leur disant « nous savons que vous êtes des Tunisiens comme nous, que vous ressentez ce que nous ressentons, nous comprenons votre situation, mais depuis votre position vous pouvez aider au changement ». Évidemment c’était un grand défi lancé à Ben Ali que d’appeler sa propre base à prendre part au mouvement de résistance.
Aujourd’hui, cela dit, il y a évidemment une certaine arrogance de la part de certaines figures qui sont pratiquement sur le point de demander au peuple tunisien de leur présenter des excuses… Là, je crois qu’ils ont effectivement dépassé une certaine limite.
Pendant le Révolution, il y avait deux cibles, les postes de police et les locaux du RCD. La jeunesse et la population tunisienne s’étaient révoltées contre ces deux symboles. Je suis pour la réconciliation nationale, pour la réconciliation la plus totale entre les forces de police et la population, ce qui est déjà en cours et j’en suis heureux, et cela dans le cadre de la justice transitionnelle.
Il y a des dizaines de milliers de cadres, de paysans, de commerçants qui ont appartenu à ce parti, soit par conviction, soit par opportunisme, soit par peur. Aujourd’hui, il est temps de faire la part des choses et ceux qui n’ont pas versé personnellement et directement dans la répression, ou dans la spoliation des biens des Tunisiens, ont droit à la réconciliation, dans une Tunisie démocratique et réconciliée.
Donc il faudrait activer la justice transitionnelle dans l’immédiat pour assainir la situation politique dans le pays ?
On a accumulé trois ans de retard, il est donc grand temps de commencer ce processus. Fort heureusement, la Commission est en train d’être choisie et il faudra qu’elle commence son travail. Est-ce qu’elle aura le temps d’ici aux élections ? Je l’espère… Mais en dehors d’une justice transitionnelle qui établit la responsabilité personnelle dans les crimes commis à l’encontre des citoyens, je ne serai personnellement jamais d’accord pour spolier des Tunisiens de leurs droits. Car, vous savez, on ne peut retirer les droits politiques d’un citoyen qu’en vertu d’un jugement prononcé par un tribunal en application d’une loi préétablie et qui prévoit dans ses dispositions une peine complémentaire de privation des droits civiques et politiques pour un temps déterminé. En dehors de ce cas, on tombe dans l’arbitraire.