Par Ouajdi Souilem*
La fête de l’Aïd El Idha ou Aïd El Kébir approche à grands pas pour le tunisien comme pour tous les autres musulmans du monde entier. C’est un jour de célébration qui s’inscrit dans la tradition prophétique musulmane, « la sunna » et qui permet de couronner la fin du pèlerinage, un des piliers de l’Islam. Il constitue une occasion pour chaque musulman d’honorer sa foi en Allah et de vivre des moments de partage et de charité.
Cette année, l’Aïd survient dans un climat particulier marqué par l’inquiétude sanitaire liée à la pandémie de la Covid-19 et le désarroi économique qui affecte directement le pouvoir d’achat du tunisien. Malgré cela, les familles nécessiteuses seront les premières à se précipiter vers l’achat du mouton pour honorer ce qu’ils pensent être leur engagement envers Allah et son prophète et pour introduire la joie dans leurs foyers.
Les retombées positives de cette fête religieuse sont d’ordre familial, social et économique (du moins pour certains secteurs). Malheureusement, malgré sa dimension religieuse, elle est devenue une fête commerciale et les spéculations ne manquent pas aux dépens de la spiritualité et du partage. Pourtant les aspects positifs de cette fête annuelle sont multiples.
Cette fête entretient la tradition d’élevage du mouton ; des familles rurales se mettent durant plusieurs mois avant l’Aïd à engraisser quelques agneaux (de sexe mâle) afin de mettre sur le marché un animal adapté au climat et au paysage. Cette tradition contribue ainsi à conserver les races locales tunisiennes et à entretenir les pratiques traditionnelles de l’élevage ovin.
Cette fête favorise la rencontre et le maillage des relations entre les membres de la famille qui se retrouvent généralement chez les parents dans les villes ou les villages natals.
Les enfants s’approprient généralement le mouton durant quelques jours avant qu’il ne soit sacrifié. Un lien psycho-affectif peut être tissé entre l’enfant et son mouton. Malheureusement, la séparation brusque le jour du sacrifice, entre l’enfant et le mouton pourrait causer un état de détresse et d’angoisse lié à la séparation voire un traumatisme pour les plus jeunes. Les parents doivent être vigilants et éviter un attachement excessif tout en expliquant les exigences de cette tradition.
L’Aïd al Kébir constitue avant tout une véritable valeur de charité et de partage. Ainsi, il est recommandé pour la personne qui sacrifie de consommer mais aussi d’offrir une partie de la viande de l’animal sacrifié. «Mangez-en vous-mêmes et faites-en manger le besogneux misérable. » Coran : Sourate le Pèlerinage, V28.
Selon un Hadith rapporté par Boukhari : « Les sacrifices et les offrandes sont répartis comme suit : un tiers pour toi, un tiers pour tes proches et un tiers pour les nécessiteux ».
La règle des trois tiers s’est alors instaurée dans les mœurs de certains musulmans bien qu’elle se perde avec le temps: un tiers du mouton pour eux-mêmes, un tiers en cadeau aux amis et aux voisins et un tiers en aumône pour les pauvres.
La fête du sacrifice est aussi une occasion pour activer temporairement des métiers occasionnels comme les petits transporteurs, les affûteur- rémouleurs de couteaux et les commerçants de barbecue, de charbon, d’épices, des encens (Bkhour), de foin….
Malheureusement, certaines pratiques rattachées à cette fête sacrée sont à condamner :
En absence de « boucher de métier », des « égorgeurs » non professionnels sillonnent les quartiers ; ce sont généralement des jeunes non expérimentés qui cherchent à ramasser de l’argent sans aucune éthique et sans respecter les préceptes de l’Islam. L’argent étant souvent investi par la suite pour passer des soirées arrosées sur plusieurs jours !
En pratique islamique, seulement des sacrificateurs ayant un minimum d’expérience peuvent officier. Selon un Hadith, « Lorsque vous égorgez une bête, égorgez de la meilleure manière ». La tête de l’agneau doit être tournée vers la Mecque, puis le sacrificateur doit prononcer la formule rituelle, de préférence à voix haute, «Par la grâce de Dieu, Dieu est grand» avant de procéder à son office.
Selon la tradition, le mouton ne doit pas voir le couteau et la saignée doit être rapide et effectuée de façon très précise afin que l’animal souffre le moins possible.
Je me souviens, quand j’avais demandé au soit disant boucher accompagné de son aide de prendre soin de l’animal et de ne pas le brutaliser en le couchant par terre et de l’éloigner de son congénère tout en respectant le rituel, il m’a répondu sèchement en substance que c’est de la belle théorie et que je n’ai pas de leçons à lui donner !!!
Le soufflage d’air se faisant avec la bouche de l’opérateur prédispose à toutes sortes de contaminations et il faut veiller à l’utilisation d’une pompe à air pour limiter les risques. Malheureusement, les bouchers occasionnels sont souvent opposés à toute forme d’éducation sanitaire.
En réalité, la maltraitance des moutons commence dès le transport et dans les lieux d’exposition et de vente. Les animaux se retrouvent entassés dans des souks « rahba » voire dans un coin de la rue, à côté d’une institution publique ou dans des lieux « squattés ». Les « Gachara » (commerçants intermédiaires entre le producteur et le consommateur) et les commerçants ambulants cherchent à faire de bonnes affaires aux dépens de l’éleveur ou de l’agriculteur. L’acheteur lui-même n’hésite pas à transporter son mouton dans le coffre de sa voiture avec les pattes ficelées ou en le coinçant sur sa moto entre ses jambes!
Le Ministère de l’agriculture a réservé cette année 40 points de vente organisés dans tout le territoire tunisien et qui semblent répondre à toutes les conditions sanitaires en présence d’une surveillance par un groupe de Médecins Vétérinaires. Cet effort reste à ma connaissance très limité et un plan d’action stratégique doit être mis en œuvre afin de mieux garantir le bien-être du mouton lors de son exposition. L’exemple du Maroc mérite d’être médité dans la mesure où les espaces qui y ont été aménagés répondent aux besoins fondamentaux du mouton (eau, nourriture, abri contre le stress thermique,…) et garantissent la biosécurité.
Toute forme de stress avant l’abattage, même de courte durée, aura un impact négatif sur la qualité de la carcasse et modifie les caractéristiques organoleptiques et technologiques de la viande. En effet, la mise à jeun, les manipulations, le chargement et le déchargement du camion, les perturbations sociales durant le transport et au moment de l’abattage sont des sources de stress qui peuvent détériorer les qualités de la viande (Terlouw et al., 2008).
Un bon traitement des agneaux, en plus de sa portée éthique, permet de garantir une viande de qualité et qui sera susceptible d’être bien conservée.
Les fortes températures de cet été, doivent inciter les familles à conserver rapidement la carcasse à faible température pour éviter les contaminations bactériennes.
Des penseurs arabo-musulmans (IX-Xème siècles) comme Ikhwân al-Safâ’ (frères en pureté), al Ma’ arri et al Jahiz ont porté très tôt le drapeau de la défense des animaux et ont appelé au respect de la bête sacrificielle comme un être sensible et capable de souffrir. Ils ont même érigé des conditions pour respecter le droit des animaux mais sans que cela n’ait pu aboutir à de véritables lois à l’instar du monde occidental.
La sensibilité à la cause animale représente un socle commun à l’humanité dans son ensemble et elle n’est pas spécifique à une civilisation particulière.
L’environnement paie aussi un lourd tribu en marge de cette fête en raison du non recyclage systématique des peaux, qui finissent dans les décharges publiques malgré leur valeur économique.
Les déchets de foin et ceux issus du nettoyage des viscères digestifs « daouara » finissent aussi dans la décharge publique à ciel ouvert, dans l’attente de la reprise des activités normales des agents de la municipalité.
Des jeunes ne ratent pas cette occasion pour s’installer dans les jardins publics et les quartiers pour nettoyer la tête et les pattes du mouton (flambage) et ne gèrent pas les déchets générés par leurs activités. Ils quittent généralement les lieux squattés sans se soucier de l’environnement.
Il serait souhaitable que des équipes de la police de l’environnement soient opérationnelles et veillent à empêcher ces pratiques néfastes le jour de l’Aïd.
Pour des croyants, préserver notre environnement n’est-il pas un acte d’adoration envers Dieu surtout en marge d’une fête religieuse ?
Faisons en sorte que cette grande fête soit une occasion d’entraide et de solidarité entre les familles tunisiennes et de reconstitution de la vie collective, tout en respectant l’environnement et la nature.
«Aid mabrouk et Snin daima ».
*Professeur Hospitalo-Universitaire en Médecine Vétérinaire