Par Peter Cross
Elu président de l’Égypte avec 96,9 % des voix, l’ex-chef de l’armée Abdel Fattah Al-Sissi a dûment prêté serment dimanche 8 juin devant les juges de la Cour Constitutionnelle suprême et un parterre d’hôtes de marque, dont notamment les princes héritiers d’Arabie saoudite et d’Abu Dhabi, l’émir du Koweït, et les rois du Bahreïn et de la Jordanie.
Comme le fait remarquer Patrick Kingsley de The Guardian, Abdel Fattah Al-Sissi, malgré le plébiscite en sa faveur, reste largement méconnu :
Épuisés par trois ans de chaos, les gens ordinaires voulaient un homme fort pour rétablir la stabilité.
Il a toutefois fallu attendre fin mars pour que Sissi déclare officiellement sa candidature et démissionne de l’armée. Selon des sources militaires, il voulait s’assurer que ses partisans étaient en place avant qu’il ne quitte l’abri de l’armée : il est le candidat de l’establishment, sans pour autant faire l’unanimité en son sein.
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Quand il a annoncé le renversement de Morsi, dans un discours télévisé le 3 juillet 2013, c’était la première fois que bien des Égyptiens entendaient sa voix. Jusqu’au 26 mars, quand il a enfin déclaré sa candidature, Sissi a été défini plus par ce qu’il n’avait pas encore dit que par ce qu’il disait. Et pendant la campagne électorale, c’était son visage – qui orne maintenant la plupart des grandes artères du Caire – qui a défini le paysage, pas ses paroles. En dehors d’une poignée d’interviews préenregistrées, il n’a pas fait d’apparitions publiques, laissant ses conseillers aller au charbon pour les conférences de presse, les rassemblements et même les débats télévisés.
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Reste à voir de quoi sera faite sa présidence. Son programme, qu’il a mis longtemps à publier, reste vague sur les questions clés […]. A en juger par ses quelques interviews pendant la campagne, l’idée de base de Sissi est que les Égyptiens doivent cesser leurs grèves et manifestations et se mettre à travailler d’arrache-pied pour rétablir la stabilité économique et politique.
Tariq Ali, ancienne figure de la gauche soixante-huitarde britannique, qui a tenu un journal de bord cairote pour le London Review of Books pendant la campagne, a lui aussi vu le portrait de Sissi partout. Mais vraiment partout :
Son visage, poupon mais sévère derrière ses lunettes noires de marque, est omniprésent. Parfois c’est Sissi tout seul, parfois l’image de Nasser apparaît à côté de la sienne, jouant sur la nostalgie populaire pour le leader qui a engagé la réforme agraire, créé des industries subventionnées par l’État, instauré l’éducation gratuite, imposé des restrictions sévères sur les capitaux étrangers. Le message subliminal – que Sissi s’inspire du modèle de Nasser – este à prouver. Les affaires continueront comme d’habitude sous Sissi, comme en témoigne le nombre de femmes de l’élite que refont faire leurs colliers Nefertiti pour y inclure une image du « nouveau pharaon ». Toute une industrie bien orchestrée de la Sissilâtrie est là pour être sûre qu’il y aura un petit quelque chose pour tout le monde. Je n’arrivais pas à croire que dans les marchés populaires on vendait des sous-vêtements féminins avec le visage de Sissi imprimé devant, jusqu’à ce qu’on m’en montre des photos. J’ai beau essayer de m’en procurer, les stocks étaient déjà épuisés. Je n’ai pas pu non plus essayer le sandwich ‘Sissi Mix’, ni les chocolats ‘Héros égyptien/Sauveur de l’Egypte’, ni l’eau de Cologne pour homme ‘Sisi est mon président’. Le soutien-gorge Sissi, je l’avoue, est très seyant, mais ce ne sera pas pour cette fois…
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De plus en plus de gens seront révoltés par ce culte, j’en ai la certitude. […] La veille de mon départ, ce qui avait été annoncé comme un énorme rassemblement pré-électoral pour le candidat principal a fait un bide monumental. Moins de deux mille personnes pour entendre le «sauveur de la nation» ! Des bureaucrates en panique ont vite fait de mobiliser des fonctionnaires, y compris des soldats et des policiers en uniforme, pour faire de la figuration, mais Sissi a finalement décidé de bouder l’événement lui aussi. […]
Et son programme ? Eh bien, il y a beaucoup de promesses […]. Quand on lui a demandé des précisions, le sauveur a annoncé qu’il comptait enrayer le chômage des jeunes – officiellement à 24,8 % ou 6,5 millions, bien que les chiffres réels seraient beaucoup plus élevés – en embauchant des conducteurs pour les camions qu’il va acheter pour le transport de viande congelée vers les quartiers défavorisés. Heureusement que les Égyptiens sont connus dans tout le monde arabe pour leur sens de l’humour très spécial.
Pour sa part Robert Fisk de The Independent a rencontré Waël Gamal, rédacteur en chef d’Al Chourouk, au Caire au moment de l’élection-plébiscite. Pour Fisk l’inauguration du président-maréchal Sissi ressemble plutôt à un sacre :
Napoléon sera couronné. Et suite à la révolution, avec toutes ses terreurs et ses morts, et le Directoire islamiste qui l’a suivie, qui peut reprocher à l’Empereur son couronnement?
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M. Sissi propose ce que tout le monde veut dans les moments difficiles : la stabilité, encore la stabilité, toujours la stabilité.
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Mais, selon Waël Gamal, « une dictature a besoin d’un soutien réel, venant de tous les secteurs de la société. Or, Sissi dispose de ce soutien à présent, mais c’est conditionnel. Tout le monde n’a pas les mêmes attentes. Quoi qu’il dise, il décevra une partie de la coalition qui l’a porté au pouvoir. Si Sissi parle de revitaliser le rôle de l’État dans l’économie, les hommes d’affaires qui le soutiennent se fâcheront, et vice-versa. »
Nasser n’est pas le modèle de Sissi, affirme Gamal. « La situation internationale est totalement différente de ce qu’elle était il y a 60 ans. En cinq ans, Nasser avait tous les paysans pauvres derrière lui, grâce aux décrets sur la réforme agraire. Le programme économique de Sissi est compris dans son plan budgétaire, qui prévoit de réduire de 22 % en un an les subventions sur le carburant. En même temps, le gouvernement réduit les investissements publics …. C’est l’austérité, selon le modèle voulu par les États-Unis et le Fonds monétaire international. C’est en contradiction avec le soutien du public. »
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Les Égyptiens, d’après Gamal, accorderont une période de grâce à Sissi après les élections, tout comme ils l’ont fait pour Morsi en 2012. « Les gens pensent que les choses vont aller mieux très vite. Mais si Sissi n’y parvient pas, ils descendront dans la rue. C’est ce qui s’est passé avec Morsi. Dans ses 10 premiers mois, il y avait 7.000 grèves et des manifestations partout. […]Sissi veut stabiliser le rôle de l’État – mais le problème, c’est qu’il dépend de certains réseaux d’intérêt de Moubarak. En le soutenant, ils ont fait un investissement ; maintenant, il doit payer des dividendes – ainsi, il ne pourra pas taxer le marché boursier, par exemple. Mais s’il veut augmenter les dépenses pour l’éducation, il devra lever des impôts supplémentaires. »
[…] Si les Égyptiens ont été libérés de la peur par leur révolution en 2011 […], ils redescendront dans la rue à nouveau s’ils sont humiliés ou maltraités. Une des affiches électorales de M. Sissi vantait l’élévation du maréchal à la magistrature suprême comme « le moyen de retrouver l’État égyptien ». Ce fut à peu près ce que promettait Napoléon après 1789 ».
P.C.