Alaya Allani: Quel avenir pour l’islam politique ?

 Interview Alaya Allani,  spécialiste des mouvements islamistes

Quel avenir pour Ennahdha après la victoire de Béji Caïd Essebsi ?

Malheureusement, Ennahdha a mis tous ses œufs dans le même panier, en l’occurrence celui de Mohamed Moncef Marzouki. Le résultat en est la preuve. Cette stratégie est suscitée par la crainte d’Ennahdha de sa sortie précoce du pouvoir surtout que cela a été fait d’une façon démocratique et c’est ce qui nous pousse à faire les remarques qui vont suivre.

Ennahdha a réussi, du moins en apparence, à conserver son union, mais ce n’est que temporaire. Le fait qu’elle reste la deuxième force au Parlement lui permet d’être à la tête de l’opposition. Le parti islamiste sait que l’élection présidentielle, même si le président n’a pas beaucoup de prérogatives, représente l’un des piliers du pouvoir. De là vient son différend avec Hamadi Jebali qui voulait se présenter à ce poste. De plus les barons du mouvement, notamment l’aile conservatrice, n’ont pas accepté facilement la neutralité du parti quant au scrutin. La troisième remarque est que la décision de neutralité lors de la présidentielle n’était en réalité pas du tout neutre. C’était plutôt une entière adhésion quant au soutien de Marzouki. Je crois que même si Rached Ghannouchi avait voulu une vraie neutralité, cela n’aurait pas été possible. C’est lui qui a, par le passé, déclaré que Béji Caïd Essebsi était plus dangereux que les salafistes et c’est lui qui a esquivé jusqu’à la dernière minute l’adoption ou pas de la loi d’immunisation de la Révolution, loi dite d’exclusion. Mais Ghannouchi a été le premier à se rendre compte de ce qui est arrivé dans le monde arabe, après lui est venu Ali Laârayedh qui a décrit les élections législatives comme un séisme inattendu par Ennahdha. 

Il faut aussi avouer que Rached Ghannouchi a su avec sagesse s’incliner devant la tempête et rassembler le parti malgré les doubles discours et la position d’Ennahdha concernant l’élection présidentielle et en dépit des prémices de l’implosion entamée avec Riadh Chouaïbi, membre du Conseil Choura qui a fondé un parti encore plus à droite qu’Ennahdha. Hamadi Jebali a aussi menacé de fonder un nouveau parti rassemblant une grande partie des conservateurs et de ceux qui refusent catégoriquement le libéralisme.

Puisqu’on parle de Hamadi Jebali, jugez-vous que sa démission peut influer sur Ennahdha, ou est-elle juste un partage des rôles ?

Je ne crois pas qu’il s’agisse d’un jeu de rôles. La fissure dans le parti est réelle et l’avenir d’Hamadi Jebali reste mystérieux. Je ne crois pas qu’il puisse jouer un grand rôle dans l’avenir. L’élite politique ne voit rien d’encourageant dans la période de sa gouvernance et ne souhaite que peu le soutenir à l’avenir. Il sera peut-être soutenu par les conservateurs et les extrémistes du mouvement. Au sein du courant libéral, de gauche et nationaliste, je ne crois pas qu’il puisse trouver un soutien. La période du gouvernement Hamadi Jebali a été marquée par la plus grave crise que la Tunisie ait connue, celle du terrorisme et de l’effondrement des indices économiques. Même les libertés, fait qu’il a souligné lors de sa dernière interview avec le journal Essabah, n’ajoutent rien à son apport. Tous les politiques sont impliqués dans la sauvegarde des libertés. N’oublions pas aussi qu’Hamadi Jebali a refusé de geler l’activité des Ligues de protection de la Révolution (LPR) qui suscitent des craintes ayant poussé le chef du gouvernement actuel Mehdi Jomâa à le faire.

Des centaines d’associations, dont 157 ont été impliquées dans le terrorisme, ont aussi été fondées à l’ère du gouvernement d’Hamadi Jebali. Le gouvernement de Mehdi Jomâa a par ailleurs gelées leurs activités en attendant que les tribunaux tranchent leurs dossiers.

Pour toutes ces raisons, je crois que le rôle d’Hamadi Jebali a pris fin. La position même d’Ennahdha comme premier parti accédant au pouvoir après le Printemps arabe est finie et pour longtemps. Il ne reste plus à Ennahdha que d’unir ses rangs au sein de l’opposition et qu’il entame des réformes essentielles dans ses repères idéologiques et dans ses stratégies et son discours politique.

Cela veut-il dire que l’islam politique a pris fin sur le plan pratique ou alors s’agit-il du «repos du guerrier» ?

J’ai annoncé depuis des mois que le courant de l’islamisme politique est fini et qu’il s’est orienté vers le rôle du plus grand courant d’opposition. Je trouve cela bénéfique à ce mouvement jusqu’à ce qu’il trouve le temps nécessaire pour revoir ses positions et ses programmes. Le retour du courant de l’islam politique me semble peu probable durant les vingt ans à venir. Autant les prochains gouvernements réussiront à améliorer les conditions sociales, économiques et sécuritaires, autant le courant islamiste sera un courant minoritaire et rayonnantpeu. Mais les portes seront ouvertes aux contre-révolutions dont bénéficieront les islamistes si le rendement des gouvernements à venir tarde.

Dans ce cas, quel conseil donneriez-vous aux islamistes?

Si les islamistes veulent continuer à mener leurs activités politiques, ils doivent mettre au point une nouvelle stratégie se basant sur certaines données. Premièrement, préparer la base du mouvement Ennahdha intellectuellement pour accepter l’idée que le courant islamiste représenté par les Frères musulmans s’est éteint sur les plans local et régional. Les tentatives de le réanimer dernièrement de la part de la Turquie ne mèneront à rien et donc Ennahdha devrait se séparer des Frères musulmans, non seulement dans les actes, mais aussi dans le discours et de tout lien intellectuel et organisationnel. C’est l’idéologie de ce courant qui a frappé en profondeur le Printemps arabe et malheureusement ce courant s’est avéré être un agent œuvrant pour le compte de plusieurs puissances régionales et mondiales. Si le mouvement Ennahdha en Tunisie voulait améliorer sa position sur la scène politique, il n’aurait d’autres choix que d’adhérer au nouvel organisme nationaliste et, mieux encore, penser à changer de nom.

Le deuxième élément est qu’Ennahdha devrait annoncer clairement s’être défait de la religion en politique et qu’au cas où une personne voudrait prêcher elle pourrait le faire au sein d’une association et non d’un parti politique.

Le troisième élément consiste en une transition en faveur des jeunes en leur donnant une réelle opportunité d’activité et en les formant sur une base rationnelle, pragmatique et moderniste. Il est essentiel aussi de préparer un programme précis de gouvernance se rapportant à l’économie et au social. C’est le maillon faible des mouvements islamistes. Il est exigé d’Ennahdha de se défaire du modèle sociétal qu’il voulait imposer, car c’est un modèle qui a nui à l’union des Tunisiens et les a partagés en islamistes et laïcs. Il devrait préciser sa position concernant les différents courants salafistes, scientifique ou djihadiste. Le premier devrait procéder à des réformes de fond concernant certains repères comme l’accusation d’apostasie, le djihad et la relation de la religion et de l’État. Ennahdha devrait refuser et rejeter clairement le courant djihadiste, car il représente un danger pour la sécurité de la société. Il est sans doute clair que la lutte contre le djihad se fait par son déracinement et par des programmes de réintégration des djihadistes à l’intérieur et à l’étranger, surtout les combattants en Syrie et en Irak.

Comment voyez-vous le rapport entre le prochain gouvernement et les partis d’obédience islamiste ?

Je crois qu’il est du devoir du prochain gouvernement d’accélérer l’adoption de la loi antiterroriste et ensuite de se mettre d’accord avec les blocs parlementaires afin de décréter une nouvelle loi interdisant la formation de partis sur une base ethnique, religieuse ou linguistique, car les partis mêlant la religion à la politique dans une société musulmane prolongeront la division entre islamistes et laïcs et c’est un danger dont souffre plusieurs pays où les partis islamistes ont accédé au pouvoir en Afrique et en Moyen-Orient.

Le prochain gouvernement devrait établir un programme exceptionnel pour faire émerger économiquement et socialement les zones marginalisées et frontalières. C’est dans ces zones que le terrorisme s’est propagé et l’intensification de son rythme est liée au désespoir de sa population des promesses des politiques de l’ère de la Troïka. Ainsi, la réussite dans la résolution de la crise économique dans ces régions serait les prémices de la victoire contre le terrorisme.

Hamadi Jebali fondera-t-il un parti séculaire concurrent à Ennahdha ?

Je ne crois pas qu’Hamadi Jebali serait capable de le faire. C’est lui qui a déclaré au début de l’ère de la Troïka qu’il souhaitait la naissance du sixième califat. Ainsi, personne ne pourrait croire qu’il fonderait un parti séculaire. Son rôle serait peut-être de fonder un centre d’études ou une association défendant les libertés comme il l’annonce. Mais n’oublions pas que la plupart des infractions aux libertés ont été commises durant son mandat ainsi que la création des LPR et les associations impliquées dans le terrorisme. La reconnaissance de partis ne croyant, ni en la démocratie, ni en les élections, ni à l’État civil, s’est faite lorsque H. Jebali était aux commandes.

Quels sont les plus importants défis à venir pour le prochain gouvernement ?

Le plus grand défi est la façon avec laquelle sera traitée le dossier social et le fondement de nouvelles relations avec la Centrale syndicale, l’UGTT, que je n’imagine pas inconscient de la crise économique. J’espère que le travail retrouvera sa place et que l’UGTT intègrera une longue trêve sociale. En échange, le gouvernement s’engagera à réformer le régime fiscal et à garantir l’indépendance du pouvoir juridique ainsi qu’à fonder un développement régional équitable et à contrôler les prix.

Comment voyez-vous l’avenir de la relation avec l’Algérie et avec les pays du Golfe ?

J’ai souvent appelé à un plan Marshall algérien pour la Tunisie et il comporte la réalisation de grands projets entre les deux pays et de projets sur les frontières qui changeraient la région et réduirait la contrebande. Ce plan économique ambitieux avec l’Algérie participerait à grande échelle à la lutte contre le terrorisme entre les deux pays. Je crois aussi que l’investissement du Golfe reviendra en force en Tunisie.

Quelles relations entretenir avec la Libye ?

La Libye est en voie de rémission et le courant libéral et démocrate le remportera bientôt, ce qui ouvrirait la porte de l’espoir de nouveau chez les Libyens et les Tunisiens.

Propos recueillis par H. Ajroudi

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