La politique et la religion à l’aube de l’Islam
Mettons-nous d’accord sur la fonction de la politique et celle de la religion. Cette dernière est un but alors que la politique est un moyen. L’Islam en tant que religion et depuis le début, avait pour objectif de transmettre certains messages. Le premier étant le monothéisme, en insistant sur le fait que Dieu est unique, n’ayant pas de partenaire. C’est lui qui a créé les humains pour vénérer et l’univers pour qu’ils le peuplent. Le deuxième message consiste à conserver la sécurité des gens, car l’Islam se destine dans ses textes à tout le monde et non à une catégorie précise. On peut lire dans le coran «Ô gens, on vous a créé mâle et femelle et on vous a fait peuples et tribus pour que vous vous connaissiez» et non pour que vous vous entretuiez. Peupler l’univers et conserver la sécurité des gens sont les plus importants messages de l’Islam. L’expression «pour que vous vous connaissiez» contient le sens de la communication avec autrui, car la construction de civilisations ne se fait qu’à travers l’échange intellectuel, culturel et économique entre les peuples. Ainsi, l’idée de la séparation à laquelle appellent les courants de l’islam politique et du salafisme en partageant la société en islamistes et laïcs ou en croyants et mécréants, s’oppose au message initial de l’islam qui appelle au développement de la relation avec autrui, l’autre qui est différent idéologiquement de soi, car l’enrichissement réside dans la différence. L’État abbasside dans son apogée nommait des non musulmans dans des postes sensibles, hormis l’armée, pour leurs compétences financières, professionnelles, administratives ou scientifiques (médecine, astronomie, architecture, etc.). Le troisième message est que l’islam est une religion et non un État. L’islam est une foi bâtie sur des principes connus dans les cinq piliers de l’islam : Achahâda (témoignage), la prière, la Zakât (l’aumône), le jeûne et le pèlerinage et ce sont des principes qui ne changent jamais. Dire que l’islam est une religion et un État est pareil au fait de rassembler le sacré (religion) et l’humain (l’État). L’État est une sorte d’organisation de la société et elle a pris plusieurs formes dans l’histoire de l’islam depuis le Califat à la principauté en passant par le royaume et la République. Ainsi l’État ne fait pas partie de la foi, mais il fait partie de l’expérience des musulmans dans la gouvernance.
On peut dire que la religion a été instrumentalisée en grande partie par les politiques dans les premiers siècles de l’Islam. Le début a été avec Moâaouia Ibn Abi Sofiène, fondateur du califat omeyyade (premier royaume après le califat ; Moâaouia est arrivé après l’assassinat du quatrième Calife, Ali Ibn Abi Taleb). Moâaouia a demandé aux oulémas de la religion de rendre allégeance à son fils Yazid pour qu’il soit Calife après lui, malgré une mauvaise conduite n’obéissant pas aux exigences du Califat. Les oulémas ont néanmoins rendu allégeance à Yazid sous la pression de son père Moâaouia Ibn Abi Sofiène (rappelons que Moâaouia était l’un des compagnons du prophète.)
L’édification de l’État est alors venue pour organiser la vie des musulmans. La forme de l’État peut changer selon l’évolution à travers les siècles, ainsi l’État veille sur les principes religieux fixes. C’est ce que l’on appelle l’islam de la foi et qui contient les cinq fondements de l’islam et les cinq compléments dont la conservation de l’être, la conservation de l’argent et quelques règles concernant l’héritage. L’État gère les autres principes organisant la vie des gens selon les conditions de l’ère et de l’endroit. La compréhension ainsi faite de l’islam ne permet pas les luttes au nom du djihad, la violence et l’épuration sanguinaire au nom de l’apostasie auxquels on assiste aujourd’hui.
Quelle relation aujourd’hui entre la politique et la religion ?
Les musulmans ont vécu depuis deux siècles et jusqu’à aujourd’hui ce qu’on appelle l’ère de la réforme européenne. Ils étaient sous le califat ottoman, ensuite sous la colonisation européenne dans des conditions caractérisées par le sous-développement économique et scientifique et par la propagation de l’illettrisme.
Au 19e siècle, les musulmans ont pris conscience de leur retard et des réformateurs sont apparus à la seconde moitié du même siècle ainsi qu’au début du 20e donnant leur lecture de la manière pouvant les sortir du sous-développement, du rôle de la religion et les limites de sa fonction dans la vie publique. Ces réformateurs, dont Rifaâet Tahtaoui, Mohamed Abdeh, Kheirddine Tounsi, Abdelaziz Thaâlbi, Abdelkader Jazairi, Allela Fassi, ont exposé des exigences permettant de quitter le sous-développement, entre autres :
Suivre l’exemple de l’Occident quand aux sciences et ses régimes politiques, constituant ainsi le premier pas vers le régime qu’on appelle aujourd’hui semi-séculier fondé dans ses juridictions sur des lois religieuses (les préceptes religieux et l’héritage) et des lois positives (droits de la femme, universalisme des Droits de l’Homme, souveraineté du peuple). Tous les réformateurs du 19e et du 20e siècle se sont mis d’accord sur ce régime dont les lois sont inspirées de la religion et de l’humain jusqu’à la venue de l’islam politique en 1928 représenté par les Frères musulmans. Ce courant refusait les lois positives au nom du concept «hakimya» soutenu par Abou Al Aâla Moudoudi et Sayed Koteb. Ce courant islamiste refuse la séparation entre la religion et la politique exigée par le courant de l’islam réformiste (la séparation est que l’espace religieux ne se mêle pas de l’espace politique et non la lutte entre les deux espaces).
L’islam politique appelle alors à l’intégration totale entre la religion et la politique en se basant sur leur principe «l’islam est une religion et un État», «l’islam est une épée, djihad et foi» et ce sont des principes existants dans l’œuvre Lettres de l’imam Hassan al-Banna.
L’islam politique considère que le gouvernant devrait être sous la surveillance des oulémas et qu’il faut le destituer s’il faillit à la religion comme on peut lire dans le livre de Ghannouchi Les libertés publiques dans l’État islamique. Cela n’a jamais eu lieu dans l’histoire de l’islam où on ne trouve aucun cas de destitution d’un politique par un ouléma, mais on en trouve dans l’Europe chrétienne où le Pape pouvait destituer un roi.
L’instrumentalisation de la religion dans la politique est une invention n’ayant eu lieu qu’avec le courant islamiste politique. Elle détruit l’État civil et s’oppose à l’État de la citoyenneté.
L’islam réformateur n’a utilisé le facteur religieux que dans le cadre de la lutte contre la colonisation et contre la naturalisation, mais dans la construction de l’État national au lendemain de l’indépendance, l’espace religieux s’occupait de l’organisation des préceptes de la religion sans imposer une vision précise dans la gérance de l’État.
L’instrumentalisation de la religion dans la politique dans une société musulmane ouvre la porte aux spéculations dans la manière de l’intrusion de la religion dans la politique. Chaque courant politique, modéré ou fondamentaliste a une lecture dans l’instrumentalisation de la religion dans la politique et l’État devient alors menacé de division et de fragmentation et ce sont des cas remarqués clairement dans les dernières années surtout après le Printemps arabe en Syrie, en Irak, en Libye et même en Tunisie qui a connu partiellement cette division sociétale sur une base religieuse entre islamistes et laïcs. Ce qui se passe en Somalie (lutte du courant des tribunaux islamistes contre le mouvement des jeunes islamistes), au Soudan et en Libye, ainsi que dans les pays moyen-orientaux en termes de violences, d’assassinats au nom de la religion ou de l’ethnie confirme que mêler la religion à la politique nuit à la sacralité de la religion. Et pousse ces sociétés dans des épurations ayant atteint le sommet avec ce que l’on voit aujourd’hui avec le comportement d’Ansar Chariâ, de Dâech et du Front Nosra envers les habitants et avec ce que l’on voit aussi, à un moindre degré, chez les courants de l’islam politique des Frères musulmans.
Propos recueillis par Hajer Ajroudi