Les négociations de l’ALECA entre la Tunisie et notre partenaire européen ont pris beaucoup de retard depuis leur lancement mais semblent s’accélérer ces dernières semaines. En effet, après une pause relativement longue, on enregistre la multiplication des réunions de différents comités ainsi que les réunions publiques mises en place par les organisations de la société civile. D’ailleurs, lors de sa visite à Bruxelles et au cours de ses rencontres avec les responsables européens, le Chef du gouvernement tunisien n’a pas hésité à annoncer que la Tunisie signerait les accords de l’ALECA en 2019. Et, même si nous pensons que cette annonce est trop optimiste, elle exprime néanmoins la volonté des autorités tunisiennes d’aller vite sur ce dossier.
Les négociations commerciales, et particulièrement les négociations de libre-échange, sont complexes et demandent des délais relativement longs. Cette réalité n’est pas propre aux pays en développement mais concerne également les pays développés. Pour preuve, l’Union européenne a passé de longues années dans des négociations commerciales avec les Etats-Unis qu’elles ont fini par abandonner d’un commun accord. Par ailleurs, les négociations sur l’accord de libre-échange entre l’Union européenne et le Canada ont été difficiles et complexes et c’est au forceps que les deux partenaires ont réussi à les faire accepter et à faire taire les critiques.
Mais, les difficultés dans les négociations commerciales, et plus particulièrement l’aspect conduisant à l’établissement de zones de libre-échange sont, de mon point de vue, naturelles pour au moins deux raisons. La première concerne les conséquences économiques de l’ouverture des frontières qui vont mettre certains producteurs et entreprises locales dans une concurrence directe avec leurs concurrents étrangers dont ils étaient protégés jusque-là par les protections douanières. Cette concurrence nouvelle demande des investissements importants de la part de ces acteurs économiques pour se mettre à niveau et accroître leur compétitivité afin de résister aux concurrents venus outre-frontières. Donc, cette ouverture peut constituer une chance pour les entreprises locales pour renforcer leur compétitivité. Mais, toutes les entreprises n’ont pas les moyens pour entamer cet effort et financer ces investissements, ou préfèrent continuer à bénéficier des rentes de situation. Dans cette perspective, l’ouverture des frontières sera à l’origine de défis que ces entreprises ne pourront pas relever. Cette situation aura des effets économiques avec la disparition de certaines d’entre elles et parfois même de secteurs entiers avec des conséquences sociales comme l’accroissement du chômage. Les conséquences des accords de libre-échange deviennent éminemment politiques et expliquent les inquiétudes des pays développés mais aussi en développement, car le rythme est souvent long dans leur progression.
La seconde inquiétude derrière les négociations commerciales et particulièrement celles de libre-échange, concerne leurs résultats souvent contrastés. Il est rare qu’un accord de libre-échange produise des résultats totalement positifs ou négatifs pour un pays. En effet, d’une manière générale, les études et les expériences de ces accords ont montré que certains secteurs vont bénéficier des accords de libre-échange alors que d’autres secteurs ou couches sociales seront perdants. Alors, ces accords cessent d’être des accords techniques pour inclure des choix de société et des projets politiques. Dans ce contexte, la responsabilité des gouvernants est essentielle dans la mesure où il leur revient de prendre la décision politique, de considérer qu’à un moment des négociations, les bénéfices sont plus importants que les pertes, et de prendre la responsabilité politique de signer les accords de libre-échange.
Ces remarques montrent la complexité et la difficulté des accords de libre-échange. Pour revenir à ceux de l’ALECA que nous avons entamés avec l’Union européenne et que les pouvoirs publics semblent vouloir accélérer et faire sortir de leur léthargie, il me semble que leur réussite dépendra de notre capacité à réunir quatre conditions essentielles. La première est la conviction partagée entre l’UE et notre pays pour offrir un cadre plus ambitieux à notre coopération future. Nous voulons rappeler ici la frustration de beaucoup d’acteurs politiques et économiques du caractère traditionnel dans lequel s’inscrivent les relations entre les deux parties. Certes, il faut noter la présence de quelques nouveautés, notamment l’extension du programme ERASMUS aux étudiants tunisiens et d’autres initiatives importantes. Mais, en dépit de ces initiatives, la frustration domine lorsqu’on évoque cette coopération dans la mesure où elle reste en deçà des attentes. Notre expérience historique, la contribution de la Révolution tunisienne à l’ouverture d’une nouvelle page dans l’histoire politique du monde arabe et les difficultés rencontrées dans la transition, justifient un statut encore ambitieux dans nos relations.
La seconde condition pour la réussite de cet accord exige la définition d’une vision stratégique claire pour notre développement. Car, ne l’oublions pas, la réussite d’un accord commercial dépendra in fine de la place qu’il occupe dans une vision stratégique du développement.
La troisième condition de réussite de cet accord est d’ordre politique et dépendra de la capacité du gouvernement à mobiliser un front politique large capable d’appuyer ses positions lors des négociations. Car, ne l’oublions pas, les accords de libre-échange 2.0 sont d’une autre nature que ceux qu’on a connus par le passé et passent par une forte participation et une grande transparence. De ce point de vue, l’ouverture sur la société civile et sa participation sont essentielles dans la mesure où cette dernière est capable de mettre les non-dits sur la table de négociation comme elle peut mobiliser les sociétés civiles européennes pour faire pression sur les positions des négociateurs européens.
Enfin, la dernière condition est d’ordre technique et concerne les études d’impact que nous devons mener pour avoir une idée précise sur les effets des différents scénarios. Les positions de négociation sont d’autant plus fortes qu’elles sont basées sur des positions techniques solides.
Le parcours des négociations que nous avons entamées avec notre partenaire européen comme celles d’ailleurs que nous avons commencées avec la COMESA et l’ECOWAS, seront complexes et difficiles et demandent la réalisation de certaines conditions pour leur succès. Il est de la responsabilité des pouvoirs publics et de nos négociateurs de réunir ces conditions dans la vision stratégique ainsi que la préparation politique et technique.