Alfonso Campisi, universitaire, écrivain «J’ai donné la parole à un peuple muet»

Alfonso Campisi avec notre collègue Nadya Ayadi

Il est le plus Tunisien des Italiens et aime comme personne son pays d’adoption la Tunisie. Président de l’AISLLI pour l’Afrique, professeur des universités en philologie romane et italienne à la Faculté des Lettres, des Arts et des Humanités à l’Université de la Manouba, Alfonso Campisi, puisque c’est de lui qu’il s’agit, est aussi un écrivain de talent passionné d’histoire en général et de l’histoire de ses origines en particulier.

Si vous aviez à vous présenter, vous diriez quoi ?
Je suis un passionné de la Méditerranée, j’incarne tous les bons et les mauvais côtés de ce « grand lac salé » comme Braudel aimait le définir.
Vous êtes venu en Tunisie dans le cadre d’une mission de 24 mois. Mais vous êtes encore là, 20 ans après. Une histoire d’amour ?
Je suis venu en Tunisie pour deux ans c’est vrai, après un long séjour de 7 ans en France, où j’ai pu finir mes études doctorales et obtenu mon premier poste d’assistant universitaire à l’Université de Lille 3, Charles de Gaulle. Après une parenthèse d’une durée de 3 ans à Paris, suite à ma demande de mutation, « il richiamo del Mediterraneo », l’appel de la Méditerranée devenait de plus en plus pressant. J’ai ainsi demandé au ministère de l’Enseignement supérieur français d’obtenir un contrat d’expatrié dans un autre pays. La Tunisie m’a alors été proposée. Le contrat avait une durée de deux ans et à la fin duquel j’aurais dû rentrer à Paris. La découverte de la Tunisie, pays que je ne connaissais pas vraiment, m’a apparu paradisiaque. Un pays plongé dans la Méditerranée, où tout est poussé à l’excès, où la couleur bleue du ciel est forte, où le blanc des maisons est aveuglant, où le thé à la menthe est très sucré et la voix des gens est très haute… Un pays d’un mélange culturel, racial, inouï, pays millénaire, africain et européen, riche et souriant ! Voilà ma première impression de la Tunisie. Avec ce pays, c’est une vraie histoire d’amour, commencée en 1997 et que je pense, ne se terminera jamais. Un pays qui a su m’accueillir et m’adopter et que par la force des choses j’ai adopté aussi. L’amour que j’ai pour ce pays est indéfinissable, je me sens une partie intégrante de ce pays, auquel je suis très reconnaissant. C’est aussi grâce à la Tunisie qu’aujourd’hui j’écris et que je suis épanoui professionnellement, personnellement et intellectuellement.
Quel est pour vous le tout début d’un processus d’écriture livresque ?
Je ne sais pas si on peut parler dans mes livres d’un processus d’écriture essentiellement livresque, vu que ce terme fait plutôt référence à quelque chose qui ne se fonde pas sur le vécu et la réalité. Mes livres parlent de la réalité, de l’histoire, des origines méditerranéennes, des influences linguistiques de substrat et superstrat, de prêts et calques linguistiques, de migrations… etc.
Quel est selon vous le bilan de la dernière foire du livre en Tunisie en général et quel accueil réservé à votre livre?
Pour la première fois depuis des années, j’ai retrouvé une véritable foire du livre et franchement je félicite la ministre de la Culture qui, je pense, est en train de beaucoup faire en si peu de temps. Il reste encore beaucoup à faire, certes, mais d’énormes progrès sont visibles par rapport aux années de la Troika, où la foire du livre avait été transformée en souk de chants et livres religieux. Concernant mon dernier ouvrage « Mémoires et contes de la Méditerranée, l’émigration sicilienne en Tunisie au XIX et XX siècle », le livre s’est assez bien vendu.
« Voyageurs arabes en Sicile normandes ». Pourquoi ce titre ? Et pourquoi maintenant ?
Mon écriture suit un parcours chronologique et historique. J’ai commencé avec « Ifriqiyya et Siqilliyya, un jumelage méditerranéen », où je parle de la présence arabe et musulmane en Sicile au IXe, Xe et XIe siècle, avant l’arrivée des normands et ensuite j’ai enchaîné avec cet ouvrage « Voyageurs arabes en Sicile normande, XIIe-XIIIe siècles», où je parle de la présence normande incarnée par la figure de Frédéric II de Hauteville , de la richesse qu’elle a représentée pour la Sicile et de l’importance que cette période symbolise pour le dialogue interreligieux, interculturel et civilisationnel. C’est à ce moment-là, que les Chrétiens, les Musulmans et les Juifs cohabitent pacifiquement en Sicile, donnant comme résultat, une des plus riches civilisations de tous les temps. Ce n’est pas d’ailleurs un hasard, que la couverture de ce livre représente une stèle funéraire écrite en trois langues : l’hébreu, l’arabe et le latin ! Certaines fois, on retrouve aussi une quatrième langue ; le grec-byzantin.
Tous mes livres ont comme but le dialogue interculturel, ce sont des hymnes à la paix, et donc, je pense que c’est bien au cours de cette époque dans laquelle on vit, avec de graves conflits religieux et culturels, que ce genre de livres, trouve sa place.
Vous êtes déjà à votre cinquième ouvrage. Quel thème fédérateur pourrait-on trouver entre vos livres : la vulnérabilité de l’Homme face au désordre de l’Histoire ? Les relations brutales entre individus ?
Comme je viens de le dire, le thème fédérateur dans tous mes livres, c’est le dialogue. La Méditerranée doit être un lieu de dialogue et d’acceptation des différences. La Méditerranée est riche, nous devons respecter et accepter ses richesses. L’acceptation de l’autre, du différent est synonyme de richesse. La pensée mono-culturelle, mono-linguistique, mono-religieuse, ne peut pas exister en Méditerranée et encore moins en Sicile ou en Tunisie. Tous les peuples, toutes les civilisations ont traversé nos terres, nous laissant toujours des signes d’une grande importance. Je ne comprends pas comment peut-on refuser d’inscrire dans la Constitution tunisienne, l’appartenance de la Tunisie à la Méditerranée, à l’Afrique, au profit de « arabe et musulman ». La Tunisie est africaine et méditerranéenne par sa position géographique, elle est tunisienne par sa culture et sa langue. Personne ne peut refuser cette réalité. L’homme est vulnérable si on l’oblige à rester enfermé. Tout individu doit s’ouvrir à l’autre et aller vers l’autre, le découvrir et l’accepter. Se renfermer sur soi-même, cela veut dire mourir.
D’après vous, la religion unit ou sépare ?
La religion devrait être un élément d’union. Malheureusement, et de nos jours, on retrouve la religion comme un élément de désunion. La religion est quelque chose de propre et ne peut pas être salie par la politique, les affaires, l’économie ou autres. L’année passée, interviewant des Siciliens de Tunisie, pour mon dernier livre, je leur ai posé une question sur le problème religieux. La dame me regarda ahurie. « Mais monsieur, pourquoi parlez-vous de problèmes », répondit-elle ? C’était bien évidemment l’époque où la politique ne se mêlait pas à la religion et où les gens partageaient ensemble les fêtes de l’Aïd, de Noël, ou de la Pâque juive. Chaque religion exalte le partage. Pour l’extrémisme, il n’y a pas de place en Tunisie.
Ya-t-il à travers vos livres une vision de la société tunisienne ou italienne des années 20 ? 30 ? 40 ? à nos jours ?
Mon dernier ouvrage « Mémoires et contes de la Méditerranée, l’émigration sicilienne en Tunisie au XIX et XX siècles » paru aux éditions MC et écrit avec Flaviano Pisanelli, Professeur à l’université Paul Valery de Montpellier 3, nous livre une vision des années 20, 30, 40, jusqu’aux années de l’indépendance de la Tunisie. J’ai décidé d’écrire ce livre parce que cette histoire sur l’émigration italienne et sicilienne est très mal connue en Tunisie, en Italie, en France et ailleurs. C’est une histoire qui commence au début de l’unité d’Italie en 1861 et se termine en 1964, où on assiste en Tunisie à un exode de la rive nord vers la rive sud de la Méditerranée. Cet ouvrage, bilingue, en français et italien, raconte à travers des interviews de Siciliens de Tunisie restés en Tunisie et aux Siciliens de Tunisie partis en Italie, en France, au Canada et aux Etats-Unis, leurs émouvantes histoires de vie dans un pays qu’ils continuent à considérer comme étant le leur : la Tunisie.
La déchirure suite au départ de la Tunisie, à la nationalisation des terres en 1964, nous montre la vraie histoire jamais racontée, car il ne s’agit pas seulement d’une recherche d’archives, mais il s’agit d’une recherche anthropologique et sociale faite, si je peux ainsi m’exprimer, depuis le bas.
Enfin, j’ai pu donner la parole au peuple sicilien que je cite dans mon livre comme le « peuple muet », auquel on n’a jamais donné la parole, bien qu’une bonne partie des grandes villes tunisiennes comme Tunis ou bien Sfax ont été construites par des Siciliens.
Les Siciliens, ont ainsi laissé en Tunisie, des traces tangibles jusqu’à nos jours : la cuisine, l’architecture, la pêche, la langue…
Une infinité de mots d’origine sicilienne est présente de nos jours dans la langue tunisienne. Le Tunisien est une langue et non un dialecte. Des mots tels « gebia », « giurana », « zibbibbo »,« coffa », « maccarouna », « pisci limouni » … et la liste est bien longue.
Mais je voudrais aussi souligner que ce livre est aussi une dénonciation envers l’Etat italien de l’époque et de l’ambassade d’Italie de l’époque qui, au lendemain de l’Indépendence et suite à la panique qui s’était installée parmi les Italiens, n’ont rien fait pour entreprendre des pourparlers avec le gouvernement de Habib Bourguiba. L’ambassade a donc préféré faire partir tous les Italiens, les déracinant de leur pays et de leurs origines.
Mais les Italiens quittèrent le paradis pour l’enfer. Ces rapatriements organisés par l’Etat italien, tous les mercredis, le navire quittait le port de Tunis pour Palerme et Naples. Ce fut l’horreur. Les Italiens seront « garés » dans ce qu’on appelait à l’époque les « camps des réfugiés », des casernes abandonnées, sales, avec des conditions d’hygiène inexistantes, un repas rance, servi dans des tasses en aluminium. Les toilettes pour hommes et femmes confondus, étaient l’une pour cinquante personnes. Voilà comment l’Etat italien a accueilli ses co-nationaux !
Une fois arrivés en Italie, ces « Italiens » ne parlaient pas la langue du pays, ils continuaient à s’exprimer en français et seront appelés, par ceux qui se considéraient comme les vrais Italiens, Africains ou Italiens d’Afrique. La plupart d’entre eux, n’avaient jamais mis le pied sur le sol italien et ne connaissaient rien de ce pays qui n’a pas su les accueillir.
Toute cette histoire reste méconnue du peuple italien.


Vous êtes enseignant universitaire et écrivain, comment arriviez-vous à faire la part des choses entre ces deux passions ?
Oui, en effet je suis professeur de philologie romane à l’Université de la Manouba et écrivain et je trouve que l’une s’accorde très bien avec l’autre, car ce sont deux passions complémentaires et aussi obligatoires pour un chercheur universitaire. On n’est pas un universitaire si on ne fait pas de recherche. Je pense que c’est aussi important de souligner que depuis 2 ans, je suis président du bureau A.I.S.L.L.I. zone Afrique, (Association internationale des études de langue et littérature italiennes), la seule association universitaire qui fait partie de l’UNESCO depuis 1956 et qui s’occupe de la diffusion de la langue et de la culture italiennes dans le monde. L’association, présente dans les cinq continents, vient enfin de voir le jour aussi en Afrique et particulièrement en Tunisie, pays choisi par la direction internationale AISLLI à cause de l’histoire importante qui lie l’Italie à la Tunisie, mais aussi pour l’amour de la langue italienne chez les Tunisiens. Je remercie à ce propos mon doyen, le Professeur Habib Kazdaghli, qui a permis l’ouverture de nos bureaux à la Faculté des Lettres de l’Université de la Manouba.
Vous auriez pu écrire en italien ou autres. Pourquoi avoir choisi la langue française ?
Comme je le disais au début de cette interview, je dois beaucoup à ce pays qui est la Tunisie, mais je dois aussi énormément à un autre pays qui m’a formé et donné les outils nécessaires pour le bon déroulement de ma carrière universitaire et de ma recherche ; ce pays est la France. J’ai toujours été un francophile et l’usage du français dans la plupart de mes ouvrages, est un choix spontané, naturel et pas réfléchi du tout. Aujourd’hui, je préfère écrire en français plus qu’en italien. Vous savez, il faut dire aussi que j’ai un rapport assez conflictuel avec mon pays natal, un pays qui m’a poussé au départ et qui n’a rien fait pour me garder après mes études doctorales. A quoi bon, lui être reconnaissant ?
Votre livre peut-il être considéré comme une mémoire greffée ou une référence prouvée ?
Mon livre est une mémoire greffée, mais aussi il est une référence prouvée et j’en suis certain. Il s’agit d’une mémoire de la plus importante communauté étrangère présente en Tunisie pendant le protectorat français, mais c’est aussi une référence prouvée et un témoignage rare. Vous savez, une bonne partie des vieux Siciliens interviewés en Tunisie, sont des résidents à la maison de retraite Delarue-Langlois de Radès et ils ont entre 80 et 95 ans. Aller les écouter et voir ce qu’ils avaient à nous raconter, a été pour moi une mission et un devoir. Malheureusement, un de ces résidents est passé à meilleure vie quelques jours après l’interview. Il s’agissait de Sauveur Almenza, dernier peintre de « l’Ecole de Tunis », lui aussi, il a été oublié par l’Etat italien.
Qu’a évoqué chez vous la Révolution tunisienne ? A-t-elle changé votre relation à la Tunisie ou avec les Tunisiens ?
Je ne sais pas si c’est correct de l’appeler révolution, je préfère peut être le terme révolte. En tout cas, je l’ai bien vécue, j’ai aussi défendu mon quartier la nuit avec d’autres voisins et je vous jure que j’en garde un souvenir passionnant, de peur aussi, suite à la confusion qui a régné les premiers jours mais une expérience passionnante ! Je pense qu’il faut avoir beaucoup de patience, il s’agit de phénomènes complexes qui nécessitent du temps. J’ai toujours dit que la Tunisie s’en sortira grâce à la femme tunisienne. C’est elle qui porte heureusement le pantalon, comme on le dit en Italie. La Sicile ressemble beaucoup à la Tunisie, et un des aspects les plus frappants c’est justement le rôle que la femme a dans une société méditerranéenne de surcroît machiste. Mais ce machisme n’est qu’apparent. Nos sociétés, sont des sociétés matriarcales et pas du tout patriarcales. Ce n’est que l’intelligence de nos femmes qui fait croire cela aux hommes… La Tunisie s’en sortira grâce à l’unité de son peuple et à sa société civile, j’en suis fort convaincu.
Vous êtes un véritable passionné d’écriture apparemment. Pourriez-vous vous arrêter d’écrire ? Avez-vous toujours un livre en tête ? Si oui, ce serait quoi ?
La Tunisie m’a donné cette passion, vous voulez savoir comment ? Un jour, me promenant dans les ruelles d’une ville d’une blancheur impressionnante. Mahdia : des odeurs de cuisine, un couscous au poisson et des poivrons farcis s’emparèrent de moi. Soudain, j’ai été transporté dans ma ville natale, Trapani, une sorte de mémoire involontaire évoquée par Proust, mais avec une seule différence : Proust rêvait de madeleinettes, et moi de couscous ! C’est à ce moment-là que tout est né ! La Tunisie m’inspire et m’incite trop à écrire, impossible de m’arrêter, ceci représenterait une vraie catastrophe pour moi. Je ne sais pas ce qu’il y a dans ce pays, mais une fois arrivé, on est capturé et à jamais !
J’ai plein de projets dans ma tête car beaucoup de choses sont encore inexploitées ! Je pense actuellement aux journaux écrits en sicilien qui s’adressaient à la communauté sicilienne de Tunisie comme « U simpaticuni », conservés à la bibliothèque nationale de Tunis, je pense à la communauté maltaise de Tunisie, à la mafia sicilienne, qui s’était installée aussi pendant le protectorat français et qui contrôlait la plupart des casinos…enfin il y a vraiment beaucoup de pain sur la planche…
Je tiens aussi à vous parler d’un nouveau projet qui m’est à cœur, il s’agit de la nouvelle chaire de langue et culture siciliennes qui sera ouverte pour la première fois en Tunisie, la deuxième dans le monde et qui verra l’enseignement de la langue, de la littérature et civilisation siciliennes à l’université de la Manouba, dans le cadre du master de recherche en italien. Nous collaborerons avec l’université de Pennsylvanie à Philadelphie, l’une des meilleures universités au monde, notre futur partenaire, où existe déjà l’enseignement de cette discipline. Une aide précieuse à nos futurs doctorants chercheurs pour analyser et mieux déchiffrer les vieux documents et journaux écrits en sicilien que j’ai évoqué plus haut.
Ya-t-il une question que j’aurais dû poser ? Si oui que serait-elle ?
Je pense qu’on a fait le tour… mais vous auriez pu me poser la question suivante : Vous vous sentez plus Tunisien ou Italien ? Mais d’après ce qui ressort de cet entretien, je pense que cela est assez clair !

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