Comment aller au-delà des partis ? : La leçon de Chahed

Dans un contexte difficile, le Chef du gouvernement semble combattre bien des pesanteurs. Son propre parti, sa propre majorité et les tenants du gouvernement d’union nationale sont loin de lui faciliter la tâche. Simultanément, démagogues et opposants de tout poil sont également montés à l’assaut pour pousser Youssef Chahed dans ses derniers retranchements.
Loin d’abdiquer, ce dernier bataille contre ceux qui entretiennent le doute et les surenchères et aussi ceux qui bloquent et spéculent quant à sa chute.
Dans ce tumulte savamment entretenu, Youssef Chahed tire son épingle du jeu et parvient même à relativiser l’influence partisane, grâce à sa présence sur le terrain et sa popularité qui se maintient. Aurait-il les moyens d’aller au bout de ses ambitieuses intentions ou bien devra-t-il subir les diktats partisans ?
De la réponse à cette question dépendent aussi bien son destin politique que les nouvelles configurations de la transition tunisienne…
Comment comprendre l’action actuelle du Chef du gouvernement et la placer dans le contexte qui est véritablement le sien ? Car Youssef Chahed, en plein tumulte, n’abdique pas et poursuit son action à la tête d’un gouvernement d’union nationale qui semble hésiter. Ces dernières semaines ont ainsi montré un Chahed combatif, mobilisé à hue et à dia et faisant preuve de persuasion et de conviction. Pourtant, régulièrement, les médias et les politiciens se font les critiques de son action et lui donnent de moins en moins de chances de succès.
Contesté par sa propre majorité, le Chef du gouvernement paie-t-il la rançon de ses initiatives ?
Les débats budgétaires pour l’exercice 2018 sont un révélateur de qualité en ce qui concerne cette ambition de Youssef Chahed et les freins qui s’y opposent. On a vu un Chef de gouvernement engagé, maître de ses dossiers mais, paradoxalement, il ne suscite pas l’enthousiasme de ce qui devrait être son propre camp. Ce tableau de fond est carrément étrange lorsqu’on constate que la majorité soutient du bout des lèvres son champion, alors que les soubresauts politiciens sont le pain quotidien des députés. Ce branle-bas politicien rajoute une couche de confusion à une situation politique en passe de devenir illisible. En effet, malgré les difficultés notamment d’ordre social, Youssef Chahed a tenté de rassurer, de mettre en valeur les indicateurs positifs et les évolutions qui se dessinent.
Pourtant, son récent discours de politique générale devant l’Assemblée des représentants du peuple a été mollement accueilli, suscitant des commentaires mitigés et ne semblant pas convaincre. De la sorte, nous baignons en plein paradoxe, car si le Chef du gouvernement s’est dit confiant en annonçant que la reprise se précisait, son auditoire semblait avoir l’esprit ailleurs et les yeux rivés sur d’autres enjeux que les débats budgétaires. Existerait-il un malaise profond dans une majorité qui ne s’assumerait plus ? Comment comprendre cette désaffection relative par rapport à l’action du plus haut responsable gouvernemental ? Les jours du gouvernement d’union nationale seraient-ils comptés ?
Pour légitimes qu’elles soient, ces questions ne devraient pas occulter la situation inconfortable du Chef du gouvernement. Youssef Chahed semble ainsi contesté par son propre camp, par la coalition qui est censée le porter et dans laquelle il semble en train de perdre son leadership. Ce désamour, toujours relatif, aurait-il commencé avec l’affirmation de Chahed et sa volonté d’autonomie ? Beaucoup d’observateurs pensent que c’est bien le cas et que la nomination de Chahed à son poste était assortie du vœu qu’il soit plus effacé, moins ambitieux dans ses projets et, en un mot, sous le contrôle de ses mentors et parrains. La volonté d’autonomie —dans le respect des institutions— du Chef du gouvernement est-elle à l’origine de ces résistances ? En d’autres termes, serait-il en train de payer la rançon de certaines de ses initiatives ? Il est vrai que nous sommes bien loin du Youssef Chahed des débuts, un parfait inconnu, adoubé par le président de la République. L’opinion et les observateurs s’attendaient à un personnage falot, pris en otage par ses soutiens.
Au contraire, Chahed s’affranchira de la tutelle qui pouvait peser sur lui. En s’engageant contre la corruption, il gagnera l’estime du public ; en pariant sur le dynamisme, il parviendra à marquer des points ; en parlant franchement au peuple, il marquera de nombreux points. Les sondages le placeront rapidement en tête des personnalités politiques et les opinions favorables allaient accentuer sa présence, là où personne ne l’attendait vraiment : la présidentielle de 2019 pour laquelle il est à l’heure actuelle un candidat virtuel avec lequel il faudra compter.

Persiflages, gesticulations et ressentiment : les jeux absurdes de politiciens immatures
C’est dans cette dynamique globale que Youssef Chahed commencera à être contesté dans son propre camp, c’est-à-dire au sein des partis majeurs de la coalition. Désormais populaire voire présidentiable, son ombre pouvait peser sur certains calculs politiciens et certaines trajectoires en cours. Sa méthode de travail et sa jeunesse font de plus, un atout de taille au service de potentielles ambitions. Certains iront ainsi jusqu’à lui demander de déclarer qu’il ne se présenterait pas à la prochaine présidentielle pour continuer à lui apporter leur soutien. C’est vrai que placé en pôle-position, Youssef Chahed pourrait bénéficier d’un avantage évident en cas de succès de ses initiatives et de progrès dans la reprise et la transition démocratique. Il est de plus en plus évident que la fronde de certains partis a commencé de la sorte, confinant aujourd’hui le Chef du gouvernement dans un isolement relatif. Que ce soit pour Ennahdha que pour Nidaa Tounes, le soutien à Chahed semble compté et toujours conditionné à de probables tractations sur fond de conciliabules politiciens. Chahed a l’air d’être engagé dans un combat, seul et contre les appareils qui lui distillent leur soutien à doses homéopathiques. Cruel paradoxe ! En effet, cette attitude des partis de la majorité cultive l’immobilisme et entrave l’action de l’Exécutif émanant de cette majorité, il est vrai, hybride.
Au fond, nul ne semble chez de nombreux décideurs de ces partis de la majorité souhaiter le succès de Youssef Chahed. Cette attitude absurde et irrationnelle renseigne d’ailleurs sur le délitement de la politique en faveur des manœuvres d’appareil et des calculs ambigus. Cela donne une piètre image de la transition engluée dans d’improbables luttes fratricides pour le pouvoir et la notoriété. Bien sûr, les enjeux sous-jacents ne manquent pas, mais la question de l’éthique reste posée. Polarisant contre lui aussi bien Ennahdha que Nidaa Tounes, Youssef Chahed devient bel et bien un Chef de gouvernement sans assise politique. Cette question s’est souvent posée au fil des mois et on a pu constater combien les partis pouvaient conditionner leur soutien au gouvernement d’union nationale. Durant tout le mandat de Chahed et aussi depuis le début de l’actuelle législature, les reconfigurations politiques n’ont jamais cessé, générant des interactions sur la majorité et l’unanimité au sein de la majorité. De plus, c’est bien à ce niveau que l’alliance entre Nidaa Tounes et Ennahdha résonne creux car, hors des circonstances, ces deux partis ne regardent pas dans la même direction. Plus étrange, les convergences entre les leaders de ces deux formations se font et se défont au détriment de Chahed dont, au fond, les ténors des deux partis ne voudraient pas voir le succès. Jeux absurdes qui soulignent combien certains milieux politiques sont étrangers à la volonté de croissance et de reprise, ces crocs en jambe et persiflages ne servent personne et sont à l’origine du pénible surplace de notre pays. De la sorte, c’est encore une fois le manque de maturité de la classe politique qui se trouve compté parmi les freins à toute reprise.
Dans ce contexte hésitant où il en est réduit parfois à lutter contre son propre camp, Youssef Chahed polarise d’autres ressentiments, enclenche d’autres résistances et mobilise contre son action tous les partisans de la protestation tous azimuts. Jouant sur tous les dysfonctionnements actuels, contestant le bien-fondé de toute action à laquelle ils n’adhéreraient pas, bien des tribuns et autres populistes sont en train de multiplier les procès d’intention à la face de Chahed et son gouvernement. Tous les prétextes sont bons et vont de la protection de la Constitution à la gratuité des soins, de la situation dans l’enseignement à la montée de la délinquance. Régulièrement, le Chef du gouvernement est houspillé, parfois dans des termes non acceptables et une violence verbale surprenante. Tout en rejaillissant sur le prestige des institutions, ces contestations sont souvent de simples péroraisons mais dont l’effet est ravageur dans l’opinion. Tentant de décrédibiliser Chahed, caricaturant son action, invoquant des arguments fallacieux, ces interventions dans le débat public sont souvent d’essence démagogique et constituent un autre frein à l’action publique. Mettant tout en doute, insultantes parfois, ces dérives démagogiques nous installent souvent entre délire et paranoïa, entre paroles d’experts farfelus et politiciens intransigeants dont les propos sont en général infondés ou biaisés. Ajoutée à la confusion partisane, cette débauche démagogique est un autre péril de la transition et qu’elle s’attaque à Chahed et son équipe n’a rien de surprenant. En effet, il s’agit pour ce parti de l’outrance de déstabiliser sans autre forme de procès. Attisant l’huile sur n’importe quel feu qui couverait, ces professionnels de l’agitation font de plus en plus l’unanimité contre eux mais demeurent incontournables car le populisme est le raccourci qu’ont choisi beaucoup de médias.
Autre paradoxe et tout aussi cruel, si on comptabilisait le temps de parole dans les médias de ceux qui sont dans l’action et ceux qui sont dans la dérision et l’opposition systématique, la balance pencherait clairement en faveur de ces derniers. De fait, le débat démocratique est comme biaisé par l’effet grossissant des médias qui se nourrissent de scandale et montent en épingle bien des affaires qui s’avèrent ensuite montées de toutes pièces. Cette ambiance surchauffée rejaillit fortement sur l’image de l’équipe gouvernementale. En effet, elle est toujours mise sur la sellette et rarement invitée à exprimer ses objectifs. Bien entendu, la contradiction fait partie du jeu démocratique. Toutefois, il est certaines contradictions disqualifiées par leur côté acerbe et les dérapages auxquels elles invitent. C’est aussi contre ces moulins à paroles que Chahed doit se battre pour préserver la cohésion et défricher le cap assigné au gouvernement d’union nationale. Au-delà des problèmes bien réels qu’il s’agit de résoudre pour revenir à la croissance, il est fondamental que cessent ces surenchères dont les porteurs se soucient comme d’une guigne de la reprise annoncée. Jouant au trouble-fête, plus d’un politicien peu inspiré s’est lancé dans d’illusoires croisades sur fond d’accusations infondées et de principes caducs. Bien plus grave, ces gesticulations en rendent invisible le travail de fond de l’opposition. En effet, dans ce tumulte d’imprécations et d’anathèmes, il est devenu difficile d’entendre les propositions alternatives et les analyses de fond. Seul le verbiage domine et lorsqu’il se déchaîne, ce déluge verbal tend à ne rien épargner et entrave à sa manière majorité et opposition. Nombreux sont ceux qui soutiennent qu’il s’agit de maladies infantiles de la révolution qui ne peuvent qu’aller en se résorbant. Toutefois, pour le moment, ces envolées dépourvues de lyrisme mais bien ancrées dans d’incompréhensibles ressentiments ont le vent en poupe et freinent clairement l’action publique tout en altérant l’image du gouvernement d’union nationale.

Sans assise politique franche, c’est sur le terrain que Youssef Chahed fait ses preuves
Prenant cette situation à contre pied, Youssef Chahed parvient pour sa part à occuper méthodiquement le terrain. Prenant les devants, il détricote ce qui pourrait rendre son action inaudible en multipliant les initiatives de terrain, dont sont justement friands les médias. Ce faisant, il continue à marquer des points auprès de l’opinion et afficher sa détermination. Présentant un côté imperturbable, le Chef du gouvernement continue à creuser le même sillon et convainc le grand public de son désir de faire bouger les lignes et remporter les grandes batailles dans lesquelles il est engagé.
Les nombreuses visites de terrain de Chahed sont rassurantes à plus d’un titre sur la bonne santé du gouvernement d’union nationale. En panne d’assise politique franche, les ministres se déploient sur le terrain irréfragable de l’action. Ils gèrent leurs dossiers au plus près et agissent dans l’esprit – oublié par beaucoup d’autres – des accords de Carthage. Ce faisant, Chahed prouve que c’est bien sur le terrain et dans l’action que la politique se concrétise. Il revient en quelque sorte aux véritables fondamentaux et disqualifie à son tour le verbiage impénitent et va-t-en-guerre de nombre de ses opposants. Encore une fois, le Chef du gouvernement marque des points précieux car il mène de la sorte la bataille contre ceux qui bloquent, spéculent ou entretiennent la surenchère. C’est là, semble-t-il, la méthode que le Chef du gouvernement a choisie pour continuer à aller de l’avant malgré la persistance de blocages qui, au fond, cherchent à torpiller le processus démocratique dans son ensemble.
Loin d’abdiquer devant ceux qui soutiennent que sa fin politique est aussi certaine qu’imminente, Chahed fait mieux que se défendre et rassemble clairement les espoirs d’un petit peuple réduit à un rôle de spectateur mais reconnaissant en lui l’étoffe d’un pragmatique qui préfère agir que se plaindre ou discourir. Par un retour de pendule auquel ils ne s’attendaient pas, les détracteurs de Chahed, y compris et surtout dans sa majorité, lui ont tendu malgré eux l’élan vers la popularité. Reste à traduire cette popularité par des succès crédibles sur le terrain du coût de la vie et des conflits sociaux, pour ne citer que ces deux exemples. Car la situation semble bien compromise dans de nombreux secteurs et il ne suffira pas de bonne volonté pour inverser la tendance.
Il n’en reste pas moins que Youssef Chahed a fait preuve d’audace en s’affranchissant des diktats pesants des partis, de persévérance en poursuivant la lutte contre la corruption et de bon sens politique en ne se laissant jamais déstabiliser par les attaques assassines. C’est sur cette vague que le Chef du gouvernement pourra consolider son bilan et déployer son projet. Son discours de politique générale prononcé la semaine dernière a pointé du doigt les problèmes véritables et offert au public un diagnostic serein et responsable. Prônant un taux de croissance de 5% et un déficit de 3% à l’horizon 2020, Chahed a rassuré sans mettre la barre trop haute. Il a de la sorte démenti les émules de Cassandre qui annoncent un effondrement imminent de l’économie tunisienne tout en pointant du doigt les maux qui nous taraudent ou nous guettent à l’image de la masse salariale publique, des monopoles et lobbies qui entravent les réformes, de la crise du système de sécurité sociale ou de l’endettement non maîtrisé.
Comment cette ambition se traduira-t-elle dans le réel ? Comment la politique d’union nationale pourra-t-elle dépasser ses écueils actuels ? Comment la sécurité et l’économie tunisiennes retrouveront-elles leur équilibre perdu ? Autant d’enjeux qui se présenteront à Youssef Chahed qui, même sur la corde raide, poursuit imperturbablement son action, y compris à la barbe d’une majorité peu encline à le soutenir. Et c’est bien là le pire des paradoxes de la Tunisie actuelle : celui qui consiste à refuser que qui que ce soit retrouve les clés de la croissance et du progrès s’il n’est pas l’otage consentant de partis politiques au jeu trouble.
Et c’est in fine là que réside la leçon silencieuse que Youssef Chahed est en train d’administrer à l’ensemble de la classe politique. Car lorsqu’ils entravent son action, cela lui permet de démasquer les jeux politiciens, lorsqu’ils lui conditionnent leur soutien, cela lui permet de révéler au grand jour les connivences et lorsqu’ils le disent fini, il démontre qu’il sait rebondir au-delà et au-dessus des partis.
Autrement dit, celui qui est encore le Chef du gouvernement national induit chaque jour que la véritable union nationale est bel et bien un contrat de progrès et non pas une simple coalition de partis. Ce faisant, il parvient aussi à confirmer dans l’esprit des Tunisiens que la mainmise des partis sur la vie publique constitue un redoutable facteur de blocage. Partant, c’est bien la «partitocratie» doublée d’élites parfois inaptes à la bonne gestion de la chose publique qui constituent le pire des freins et le vecteur par excellence de l’immobilisme.
Fort de cette conviction née de l’action, Chahed semble aller vers son destin, malgré des surenchères détestables qui continuent à le viser, à cibler son gouvernement et à travers eux l’ensemble de la transition démocratique.

Hatem Bourial 

 

 

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