Maints esprits, plus ou moins chagrins, décrivent la « situation explosive » et annoncent l’imminence de l’implosion décisive. Plus un surexcité crie, plus sa galerie l’applaudit. Mais que faire si la « situation explosive » n’explose toujours pas ? Chebbi, Hammami, Ghannouchi et Taboubi peinent à dénicher la réponse à la question posée.
Drôle de monde social où les uns travaillent quand les autres braillent. Cependant, les alarmistes rajoutent leur grain de fiel au marasme bel et bien réel. Au supermarché, la caissière au look sévère avertit sa coéquipière à l’air permissif et débonnaire : «Fais attention à celui-là. Il prend deux paquets de lait, sort, les dépose dans sa voiture et revient prendre deux autres ».
Excédé par le rush sur un lait raréfié, le « directeur de magasin », planté face au tas de paquets, à peine débarqué, lâche ce mot peu chrétien : « Quel bordel ! » Cet homme, au vocabulaire de coutume plus châtié, perdait, quelque peu, l’auto-contrôle exigé par le métier assumé parmi la clientèle dite royale. Submergé par la ruée, et à la barbe fleurie du FMI, il recrute une employée supplémentaire, installée à la portière, pour vérifier le nombre de paquets embarqués. Elle me dit : « J’en ai surpris un, pourtant bien habillé, avec cinq paquets. Jnoune ! »
Par la reproduction de leur pénurie, sucre, lait, farine, œufs, huile, pomme de terre, suggèrent aux vétérans l’état de guerre. En l’an de grâce 1941, mon père, mon frère et moi faisions la queue, de bon matin, face à la boulangerie où chacun recevait un seul pain. Il était noir et je m’en souviens très bien. Il fallait contenter le plus de personnes possibles sans permettre à certains d’accaparer le précieux butin. Nous revenions donc, à la maison, avec trois pains.
Ma sœur ne venait jamais avec nous à la boulangerie car, en ce temps-là, hélas, Bourguiba n’avait pas encore soufflé le vent de l’émancipation avec ses compagnons, ou alors nous aurions eu quatre pains. Maintenant, avec leur jean serré, charcuté, nos filles, démystifiées, hument le parfum des libertés, au grand dam des sinistres enturbannés, assez bornés pour chercher à instituer la « complémentarité » lors de la galère parlementaire. Nos belles narguent aussi les talibans d’Afghanistan, assez timorés pour interdire l’accès de la féminité à l’emploi et à l’université. En Tunisie, l’effectif des étudiantes excède celui des étudiants, n’en déplaise aux amis de Ghannouchi.
Nabil Daboussi, « pratiquant régulier » dirait Gabriel Lebras, vitupère Ennahdha mais justifie ainsi, le partage inégal de l’héritage : «L’homme doit recevoir plus car la femme accapare, à la fois, sa part et l’argent dépensé, pour elle, par le mari ». Il n’est pas question de sentir, d’agir et de penser hors des prescriptions énoncées par le Coran. Mais où commence et où finit la croyance au pays du Chambi ? « Min ayna tabtadi wa ila ayna tantahi », écrivait Ibn Rochd. A Douar Hicher, les sécuritaires arrêtent l’imam prédicateur aux prêches incitateurs à la terreur. Aux mosquées, où commencent et où finissent le bon grain et l’ivraie ? Cet imam n’a pas suivi l’avis de Ghannouchi : « Sois patient, la police et l’armée sont contre nous, pour l’instant ». Selon Descartes, il s’agissait d’avancer masqué. Dans l’ouvrage titré « Et la pluie pour ma soif », Han Suyin dénonçait le principe mis en œuvre par les collaborateurs chinois et malaisiens des colonisateurs japonais puis anglais : « Nous devons apprendre à ramper avant de savoir marcher ».
Pour nos amis nahdhaouis, ramper, c’est porter le masque démocratique ; marcher, c’est endosser la cagoule théocratique. Le tactique précède et anticipe le stratégique.