Après les révolutions, les mouvements islamistes ont raflé la mise dans les pays du « printemps arabe ». L’épreuve du pouvoir les a rapidement usés et montré leurs limites. Leurs erreurs, parfois mortelles, les ont grandement fragilisés. En Égypte, ils ont été chassés du pouvoir et même de la scène politique au bout d’un an. En Turquie, corruption, contestations et crises multiformes ébranlent le parti islamiste qui semblait confortablement installé au pouvoir. Au Maroc, les islamistes multiplient les bévues et ne brillent pas par une gouvernance différente de celle qu’ils contestaient. En Libye, ils ont échoué à sauvegarder l’État et ses institutions et semblent conduire leur pays à la somalisation. En Tunisie, leur sortie du pouvoir et leur acceptation bien tardive du consensus, les a, pour le moment, réhabilités en tant que mouvement politique et seules les élections trancheront quant à leur réel poids dans le pays. L’accueil favorable fait à l’élection du maréchal Al-Sissi en Egypte, aussi bien par les Américains que par les pays qui comptent dans le Golfe et la guerre contre le terrorisme qui progresse en Libye, semblent changer la donne pour l’islamisme politique. Saura-il survivre à ces changements ou alors est-ce sa fin en tant qu’idéologie politico-religieuse dans les pays arabo-musulmans ?
Il y a un an, quand le Général Sissi a décidé d’intervenir pour destituer Mohamed Morsi, les pays du Golfe, l’Arabie saoudite, les Émirats et le Koweït ont manifesté un franc soutien et ont apporté une aide financière de 12 milliards de dollars à l’Égypte. À la fin de 2013, la somme totale des aides des pays du Golfe s’élevait à 16 milliards de dollars. Les réactions n’ont, par contre, pas été les mêmes du côté occidental. Washington a refusé de qualifier l’intervention de l’armée de coup d’État mais elle a demandé l’évacuation de son ambassadeur du Caire et Barack Obama s’est dit inquiet de la situation. Le Royaume-Uni s’est prononcé contre l’intervention militaire, les Nations unies ainsi que l’Union européenne ont appelé à un retour au processus démocratique. Le chef de la diplomatie française, Laurent Fabius, a incité à la préparation des élections dans le respect de la paix civile, du pluralisme, des libertés individuelles et des acquis de la transition démocratique afin que le peuple égyptien puisse choisir librement ses dirigeants et son avenir tandis que l’Allemagne a manifesté l’une des oppositions occidentales les plus franches en considérant que l’intervention militaire constituait un échec majeur pour la démocratie.
L’Islam politique en phase de crise
Un an après, les élections ont été organisées et remportées par le Général Sissi avec 96.9% des suffrages exprimés. Les pays du Golfe maintiennent leur soutien au nouveau régime. Le roi Abdallah et la plupart des pays du Golfe se battent contre la montée des islamistes en Égypte et dans le monde arabe et affichent leur refus des Frères musulmans. Avec la guerre civile en Syrie et les révoltes qui ont parcouru plusieurs pays arabes, ils veulent aussi se protéger du vent de révolte qui peut menacer leurs monarchies. L’élection d’Al-Sissi a renforcé la confiance qu’ont placée les pétromonarchies en lui et l’Arabie Saoudite appelle à la tenue d’une conférence de donateurs venant au secours de l’économie égyptienne.
Et alors que se poursuivaient les procès à l’encontre des islamistes et de leurs dirigeants en Égypte, le monde occidental se tourne aujourd’hui vers le régime de l’ancien maréchal comme nouvel allié. L’Union européenne s’est empressée de féliciter le nouveau président égyptien et les États-Unis se déclarent impatients de travailler avec Al-Sissi.
En Égypte et bien qu’une frange de la population continue à soutenir l’ancien président Morsi et à contester l’élection du Général Sissi, une autre partie encore plus importante d’Égyptiens voit en lui un sauveur et le soutiennent. Le chaos ayant caractérisé l’année de mandat du président destitué Morsi, les violences, la crise économique, les coupures de courant et les pénuries de toutes sortes ont fini d’installer l’image des islamistes incompétents et antidémocrates au pouvoir. Les Coptes d’Égypte, entre autres, ayant vu des dizaines de leurs églises incendiées et leurs vies mises en péril lors du mandat de Morsi et lors des manifestations organisées en représailles à sa destitution, se méfient des islamistes et voient dans le Général Sissi un rempart contre leur retour au pouvoir.
Seul le Qatar continue à soutenir les Frères musulmans désormais voués à la prison, l’exil ou la clandestinité. Avec un pouvoir issu de l’institution militaire, le soutien du Golfe, l’indifférence des ex-alliés occidentaux face à leur destin ainsi que le refus d’une grande partie de la population face à leur éventuel retour sur la scène politique, il est difficile de prédire de quoi sera fait leur avenir en Égypte.
Interrogé à ce sujet, le spécialiste en mouvement islamiste, Alaya Allani qui analyse l’avenir des islamistes dans les pays du printemps arabe et en précise les raisons y aboutissant. Concernant l’avenir des Frères musulmans en Égypte, il souligne qu’il ne croit pas qu’ils puissent en avoir, du moins lors du mandat du Sissi et ce pour plusieurs raisons à savoir, le rendement du gouvernement des Frères Musulmans sur les plan économique et sécuritaire a été faible et nuisible, ils ont été impliqués dans la violence et ont laissé échapper l’occasion de dialoguer et d’instaurer un consensus, les alliés du président Sissi – les pays du Golfe – vouent de l’aversion à l’organisation des Frères musulmans et à leur doctrine, l’expérience des islamistes dans tous les pays du printemps arabe a échoué et pour finir, le courant de l’islam politique est en phase de crise structurelle et non pas conjoncturelle qu’il ne quitterait qu’avec une profonde révision de sa tactique et de son stratégie et cela nécessiterait des années.
Les Frères reviendront-ils en Égypte ?
Cela veut-il dire qu’ils aient été déracinés en Égypte ? Peut-être bien à la fin du mandat du président Sissi… La plaie est encore béante entre les islamistes et le président Sissi et les changements régionaux ne sont pas à la faveur des Frères musulmans. Le dialogue pourrait bien être ré instauré entre les deux parties si jamais les islamistes laissaient tomber leur nomination, leurs programmes et quelques uns de leurs dirigeants les plus durs. Les islamistes resteront néanmoins dans le paysage politique en Égypte et il est difficile de les déraciner, car les courants idéologiques ne meurent pas facilement, et les Frères musulmans ont encore le pouvoir sur des bases, même si leurs bases seraient incapables d’imposer un nouveau état de fait. Ce que traversent les Frères musulmans dans tout les pays arabes constitue la plus grave crise que connait ce courant. Elle a commencé par leur échec dans un bon rendement dans la gouvernance et elle a pris fin avec leur recours à la violence, chose qui a achevé de les discréditer et de détruire leur infrastructure. Le courant de l’islam politique a échoué dans son expérience au pouvoir dans tous les pays du printemps arabe car il s’est avéré qu’il n’avait pas de programme convainquant ni de vision sociale basée sur l’ouverture et le modernisme, ni de stratégie religieuse leur permettant de modérer le courant de l’islam radical. Le projet des islamistes n’est ainsi pas sorti, dans tous les pays du printemps arabe de l’idée du Califat couverte par une démocratie superficielle et on se souvient tous de ce qu’a dit le premier chef du gouvernement islamiste tunisien Hamadi Jebali lors de la victoire des élections du 23 octobre 2011 sur son pressentiment d’entrer dans l’ère du sixième califat.
Si en Égypte, le président Morsi a été destitué et son mouvement proscrit, le gouvernement d’Erdogan persiste à traverser les crises de corruption et s’accroche, mais ces scandales finiront-ils par détruire l’AKP et l’ère des islamistes en Turquie ? Alaya Allani souligne « Les scandales de corruption ont eu beaucoup d’impact sur Erdogan et ils auront sûrement des conséquences lors des prochaines élections, mais, ils n’aboutiront point à la disparition du parti AKP, car son rendement économique était acceptable dans le contexte d’une crise économique presque mondiale. Le sommet Erdogan et Rouhani survenu lundi dernier a certes un volet économique mais aussi politique. Il permettra au parti de la justice et du développement turc (AKP) de conserver des positions dans la vie politique et obligera la Turquie à délaisser progressivement ses alliés parmi les Frères musulmans après avoir été sûre de la chute du courant de l’islam politique. Le dossier de la corruption reste néanmoins capable de réduire la popularité de ce parti en attendant les résultats de l’enquête judiciaire actuelle qui pourraient avoir des répercussions négatives selon la taille et la nature des dossiers. »
La Tunisie fait l’exception, mais…
Parmi les pays du printemps arabe, la Tunisie semble faire l’exception. En effet, on continue en Tunisie à dire que les islamistes constituent une composante essentielle avec laquelle il faudra composer. La Tunisie n’a certes pas d’autres options que de continuer dans la voie du consensus, mais pas dans un consensus « miné » comme voudraient imposer certaines parties. Par exemple, certains lobbys dans le mouvement islamiste tunisien Ennahdha essayent de renvoyer la question de séparation ou pas des élections législatives et présidentielle devant l’Assemblée nationale constituante ANC, car le consensus sera compromis si l’affaire était transmise devant l’ANC. L’erreur du parti Ennahdha aujourd’hui est de continuer à se comporter comme un parti de la majorité, alors que tous les indicatifs et les changements internes et externes et même les derniers sondages indiquent que le parti n’est pas en position de force. Cela impose à Ennahdha d’en tirer les leçons et bientôt le parti présentera le plus de concessions possibles, car il est au bord du gouffre et il ne pense plus qu’à survivre et à continuer à exister vu que l’environnement autour du parti lui est hostile. Les Tunisiens ont aussi été touchés par le terrorisme qui a pu exister en Tunisie comme résultat à la gouvernance des islamistes. Toutes ces données aboutissent à ce qu’Ennahdha fasse tout son possible afin d’éviter le scénario égyptien. Il est dans l’intérêt des islamistes tunisiens de ne pas participer à l’expérience du pouvoir suite aux prochaines élections et de se contenter du parlement, car la période qui nous en sépare est de courte durée et le mouvement n’aura point de temps pour vérifier sa stratégie et ses programmes, la période ne permet pas non plus d’éradiquer le terrorisme ni la révision des nominations dans les établissements publiques ayant fissuré la neutralité de l’administration. La participation des islamistes au pouvoir empêchera les pays du Golfe d’investir massivement en Tunisie car ces pays n’accorderont aucune aide sérieuse à la Tunisie dans le cas d’un gouvernement constitué entre autres par des islamistes. Cette courte période nous séparant des échéances électorales ne donnera pas l’occasion non plus à Ennahdha de prouver qu’il n’appartenait plus au Frères musulman. Il est alors certain qu’Ennahdha quittera de son gré le gouvernement et la gouvernance pour vingt ans comme le lui a conseillé Mourou, afin que les Tunisiens puissent mettre fin au terrorisme et réanimer l’économie, car il n’y a nul espoir dans la lutte contre le terrorisme si les islamistes revenaient au pouvoir totalement ou partiellement.
Vingt ans est la période nécessaire (avec Ennahdha au parlement mais pas au pouvoir) pour que le mouvement islamiste tunisien puisse fournir une autre génération imbue de démocratie et de modernisme. En vingt ans, la Tunisie aurait aussi pu instaurer l’État de la citoyenneté, empêchant toute instrumentalisation de la religion dans la politique et de construire un État ayant comme capital commun pour tous les Tunisiens, un islam modéré et moderniste.
Les « dégâts » en Tunisie sont relativement limités par rapport à la responsabilité des islamistes en ce qui se passe en Libye. « Leur responsabilité est grande » souligne Alaya Allani.
En Libye : Le début de la fin !
La décision du haut tribunal libyen de ne pas légitimer le gouvernement de Maâtiig le 9 juin 2014 a tout résumé. Il a par ailleurs saisi le message et il s’est confirmé à la décision du tribunal malgré qu’il soit considéré islamiste. Le plus dangereux dans la gouvernance des islamistes en Libye l’enracinement du terrorisme localement et régionalement. Ansar Al Charia, le groupe islamiste combattant et les cellules d’Al Qaïda ont gaspillé les compétences et les richesses du peuple libyen. Le réservoir de la devise en Libye, estimé à plus de 120 milliards de dollars au début de la révolution s’épuise à un rythme soutenu sans compter toutes les tentatives échouées de construire des institutions démocratiques stables. La Libye se débarrassera bientôt des Frères musulmans au pouvoir et des courants djihadistes car l’ébullition populaire interne et les changements régionaux aboutissent à la condamnation des islamistes en Libye. Même s’il y aurait des élections le 25 juin 2014, les islamistes du parti de la Justice et de la construction, le groupe combattant ou les courants radicaux n’auront pas une grande place sur le prochain échiquier politique après les échéances.
Y aura-t-il alors un avenir à l’islamisme dans ces pays ou alors y aura-t-il une alternative qui s’y imposerait ?
Son avenir reste sombre car la crise de l’islam politique est structurelle et non conjoncturelle. Ce courant n’arrive plus à convaincre, son expérience au pouvoir dans les pays du printemps arabes ayant été désastreuses sur les plans économiques et sécuritaires. L’avenir sera au courant de l’islam de réforme apparu à la fin du 19e avec Abdou, Lafghani, Kheirddine Pacha, Thaâlbi, Abdelkader Aljazairi et Allal Fessi. Ce courant a guidé par le passé le mouvement de la libération nationale mais s’est ensuite replié sur lui-même et n’a pas renouvelé ses thèses après l’indépendance. Le résultat en était que l’Islam politique a rempli le vide pour arriver ensuite au pouvoir dans l’absence d’une réelle structure démocratique moderniste dans les pays arabes. Le retour de l’islam de réforme connu pour son ouverture sur l’autre et pour ses thèses modérées ainsi que pour son refus de l’interférence de l’espace religieux dans l’espace politique serait l’alternative possible au courant de l’islam politique, car il est capable de remplir le vide actuel. Le courant salafiste reviendra aussi dans l’avenir à son rôle prédicateur, car la politisation du salafisme était une erreur ayant engendré les problèmes pour le monde arabe.
Hajer Ajroudi