L’expérience tunisienne a ceci d’extraordinaire qu’elle est emblématique du fait que son sursaut démocratique, qui a survécu au Printemps arabe, porte l’espoir de nombre de populations qui refusent que les régimes autoritaires de leur région, du Maghreb au Machrek, soient une fatalité. C’est pourquoi les rues arabes, d’Algérie, d’Égypte, du Soudan et bien sûr du Maroc, entre autres, scrutent avec attention ce qui se joue actuellement en Tunisie à la suite du coup de force constitutionnel, le 25 juillet dernier, de Kaïs Saïed, le chef de l’État.
*Les faits qui ont cristallisé la situation
Ce jour-là, le président tunisien s’est octroyé tous les attributs du pouvoir exécutif, a gelé pour 30 jours les travaux du Parlement, levé l’immunité des députés et dissous le gouvernement. S’appuyant sur l’article 80 de la Constitution, le président de la République, professeur de droit constitutionnel à la retraite, a jugé le « péril » suffisamment « imminent » comme mentionné dans ledit article pour prendre sa décision. Objectif : « sauver la Tunisie, l’État et le peuple tunisien ». Il faut dire que la situation est grave et la crise multiple. Quel que soit le front, sanitaire, politique, économique, social ou financier, le pays est à cran et demeure sous pression d’un environnement où le risque terroriste, toujours fort, n’est pas loin. Voilà un cocktail que Kaïs Saïed n’a pas voulu laisser exploser sous la pression d’un immobilisme institutionnel qui dure depuis son élection en octobre 2019. Illustration principale de cette situation : la non-mise en place d’un organe aussi essentiel dans une démocratie parlementaire que la Cour constitutionnelle. De quoi poser le cadre d’éléments qui alimentent l’intérêt des citoyens des pays voisins, dont les Marocains.
*Le Marocain de la rue concerné
Parmi eux, Sami, sujet de Sa Majesté Mohammed VI, installé à Tunis. « Je me sens aussi marocain que tunisien et ce qui se passe dans ce pays me touche profondément. Depuis la révolution, chaque année, la vie devient de plus en plus chère et la corruption n’a fait que prendre plus de place », indique-t-il du haut de ses 28 ans. Pour lui, « la décision du président Saïed était inévitable et ô combien nécessaire pour arrêter tout cela ». « Tout cela », c’est-à-dire tous ces actes répréhensibles dont la corruption endémique dénoncée par nombre de Tunisiens bien loin des familles rentières qui font la pluie et le beau temps quelle que soit la situation dans laquelle se trouve le pays. Certes, dans le dernier rapport de Transparence International sorti en janvier 2021 et portant classement pour 2020 des pays selon l’indice de perception de la corruption, la Tunisie a gagné cinq places. Il n’en reste pas moins que, du fait de sa 69e place sur 180, dans le contexte multi-crise qui est le sien, le moindre déraillement amplifie les inégalités de toutes sortes qui minent le pays. De fait, Sami espère « que les personnes qui ont fait tant de mal à ce pays seront jugées » même s’il craint que « ce changement pèse sur [les] acquis en matière de liberté d’expression ». Ce qui le conduit à souhaiter que « ces mesures [prises par le président Kaïs Saïed] » soient « temporaires avec un calendrier clair et précis sur les prochains mois ».
Depuis Rabat, Karim, autre jeune Marocain, porte un regard bienveillant sur l’initiative du président Saïed. « Ce changement, estime-t-il, pourrait restaurer la confiance et remettre de l’ordre dans la gestion des affaires du pays. » Un avis que partage Loubna, une jeune activiste marocaine qui pense que « ce changement était nécessaire ». « Mes amis tunisiens affichent un certain contentement et saluent le courage du président, mais j’espère qu’il y a une feuille de route pour cette étape », dit-elle en écho aux espoirs de Karim, ajoutant souhaiter « que la situation politique du pays se rétablisse au plus vite ». Un avis partagé dans les milieux officiels chérifiens où, de source proche des milieux diplomatiques, les autorités suivent avec « la plus grande attention » l’évolution de la situation en Tunisie.
*Le Maroc officiel aussi
Faut-il s’en étonner ? Pas outre mesure quand on sait le volontarisme du royaume quant à la consolidation de la coopération entre pays du Maghreb, notamment par le biais de l’Union du Maghreb arabe malheureusement plombée par les tensions sporadiques entre le Maroc et l’Algérie. C’est donc avec un œil rivé sur la Tunisie qu’il faut prêter l’oreille aux propos du roi Mohammed VI dans son discours prononcé le soir du 31 juillet à l’occasion de la fête du Trône marquant le 22e anniversaire de son accession à la tête du royaume. « En parallèle avec les initiatives de développement menées au niveau interne, et avec une égale détermination, le Maroc s’attache à poursuivre ses efforts sincères pour consolider la sécurité et la stabilité dans son environnement africain et euroméditerranéen, et plus particulièrement dans son voisinage maghrébin », a en effet déclaré le souverain chérifien, qui a « renouvelé » son « invitation sincère à [ses] frères en Algérie, pour œuvrer de concert et sans conditions à l’établissement de relations bilatérales fondées sur la confiance, le dialogue et le bon voisinage ». « Vous n’aurez jamais à craindre de la malveillance de la part du Maroc […]. La sécurité et la stabilité de l’Algérie, et la quiétude de son peuple sont organiquement liées à la sécurité et à la stabilité du Maroc », a poursuivi le roi Mohammed VI, s’adressant aux Algériens.
Autant dire donc qu’avec une telle priorité accordée à la question de la paix et de la bonne entente entre voisins du Maghreb, la question de la situation de la Tunisie, pays emblématique du Printemps arabe, ne peut être absente de l’agenda politique marocain et ce, d’autant que la Tunisie est un pays central dans la construction du Maghreb. Faut-il le rappeler : le secrétariat général de l’Union du Maghreb arabe (UMA) est situé à Tunis.
Autre preuve de l’intérêt porté par le Maroc à ce qui se passe en Tunisie, la visite rendue par Nasser Bourita au président Kaïs Saïed au palais de Carthage à Tunis dès le 27 juillet.
Preuve de l’intérêt du Maroc officiel pour les événements de Tunisie : le ministre des Affaires étrangères, Nasser Bourita, a rencontré le président Kaïs Saïed à qui il a remis un message du roi Mohammed VI.
Selon l’agence Maghreb arabe presse (MAP), il était juste « porteur d’un message de S. M. le roi Mohammed VI sur les relations de fraternité et de solidarité entre les deux pays maghrébins frères » : une formulation très générale qui n’en révèle pas moins que le Maroc officiel suit de très près ce qui se passe aujourd’hui en Tunisie. Élu président en octobre 2019 avec 72,7 % des voix, acclamé par une foule tunisoise quelques heures après avoir rendu publique sa décision de se saisir de l’article 80, Kaïs Saïed a dû apprécier à sa juste valeur de tels égards de la part du royaume chérifien.
Au final, une question est posée : que donnera cet épisode particulier de la vie politique et institutionnelle du seul pays à avoir conquis la démocratie à l’issue du Printemps arabe ? Personne ne peut aujourd’hui donner une réponse véritablement convaincante tant les facteurs qui interviennent sont nombreux. Une chose est cependant sûre. Qu’ils ou elles résident au Maroc ou hors des frontières du royaume, les sujets du roi Mohammed VI en attendent l’issue avec beaucoup d’intérêt.
(Le Point)